Les Vies des saints de Bretagne par Dom
Guy-Alexis Lobineau
Nouvelle édition revue, corrigée et
considérablement augmentée par M. L’abbé Tresvaux, chanoine,
vicaire-général et official de Paris, Paris, 1837.
[nota : Tresvaux a rajeuni la
langue du document, et ajouté des notes et des commentaires, parfois
dans le texte, sans signaler ses apports par rapport à l’original.]
Tome troisième
S. Yves, official et curé du diocèse de
Tréguier
[ Introduction de l’abbé Tresvaux :]
Nous n’avons aucune Vie de S. Yves écrite par ses
contemporains, mais seulement la procédure faite en 1330 pour parvenir à sa
canonisation. Cette procédure se trouvait autrefois manuscrite et en original
dans les archives du chapitre de Tréguier ; une expédition en était conservée
dans la chapelle de Saint-Yves, à Paris. Depuis la révolution, l’une et l’autre
sont perdues [rectification : le manuscrit de Tréguier, copie de l’original
datée d’avant 1340, est aux Archives Départementales à Saint-Brieuc, et a été
édité en 1887 par Arthur de la Borderie et alii, sous le titre : Monuments
originaux de l'histoire de saint Yves]. Les Bollandistes l’ont reproduite
en partie dans leur quatrième tome de mai. En 1465, le P. Maurice Geoffroy,
Dominicain de Morlaix, après avoir plusieurs fois prêché le carême à Tréguier,
en composa en latin une, qui est d’un style déclamatoire. La Vie du saint a
été aussi écrite en italien par Pierre Chevet, prêtre du diocèse de Rennes,
et imprimé à Rome en 1640. C’est un ouvrage assez médiocre. Elle a été écrite
en breton par Pierre de La Haye, sieur de Kermingant [lire : Kerhingant],
et imprimée à Morlaix en 1623. On en a deux autres en latin, et de plus, le
sommaire de sa Vie par Les Bollandistes, au 19 mai. Il s’en trouve plusieurs
écrites en français, l’une imprimée in-8, en 1618, une autre traduite du breton,
restée manuscrite et conservée à la Bibliothèque du roi [aujourd'hui à la
Bibliothèque nationale de France], une troisième imprimée en 1623 [i.e.
celle de Pierre de La Haye], et enfin une quatrième, publiée en 1695, et
qui a pour auteur M. de L’OEuvre, prieur de Saint-Yves de Paris [la chapelle
de la confrérie de Saint-Yves, située avant la Révolution rue Saint-Jacques
à Paris, fut détruite après 1793]. Le P. Albert Le Grand en a donnée une
assez étendue, et dans laquelle il cite des Actes et Mémoires qui lui avaient
été fournis par le sieur Crekhangouez [lire : Crec’hangouez], capitaine
de la ville de Tréguier, propriétaire des maisons de Kermartin et du Quinquis.
Il est bien à croire que ces Mémoires n’existent plus. On trouve des détails
très-curieux touchant S. Yves dans une consultation donnée en 1749 par le canoniste
d’Héricourt, et imprimée tome 1er de ses œuvres posthumes, à l’occasion
d’un procès intenté par le comte de La Rivière à l’évêque de Tréguier, au sujet
du patronage de la chapelle de Saint-Yves. Voyez tous les historiens, tous les
Bréviaires et Propres de Bretagne.
L’an 1303
S. Yves, l’un des
ornements de son siècle, la gloire de la Bretagne, et son puissant
protecteur auprès de Dieu, était d’une famille noble du diocèse de
Tréguier. Tanoic ou Tancrède, son aïeul, avait été chevalier et
s’était acquis beaucoup de réputation dans les armes. Son père avait
nom Helor, et sa mère Azou du Quinquis. Il vint au monde le 17 octobre
1253, dans la maison de son père, appelée Kermartin, qui n’est pas
éloignée de Tréguier. Aussitôt qu’il fut en âge d’étudier, on le mit
entre les mains de maître Jean de Kerc’hoz, qui fut depuis recteur de
Pleubihan dans le diocèse de Tréguier. Pour le rendre plus attentif à
l’éducation de ce jeune enfant, la dame de Kermartin dit au maître
qu’il lui avait été révélé en songe qu’Yves serait saint un jour.
C’est ce qui porta sans doute son précepteur à lui enseigner les
éléments de la piété avec plus d’application encore que ceux de la
grammaire. On ne remarquait point dans ce jeune enfant les défauts
ordinaires à ceux de son âge ; il avait déjà toute la sagesse et
l’attention d’un âge plus mûr. Il s’adonna dès lors à la piété, et dès
ses plus tendres années, sa plus chère occupation fut de s’entretenir
avec Dieu ou d’en entendre parler. Sa dévotion envers la sainte
Vierge, ce précieux préservatif contre les dangers qui entourent
la jeunesse, se manifesta dès lors. A quatorze ans, il fut envoyé à
Paris, afin qu’il s’y adonna à des études plus solides que celles de
la grammaire.
Il est très
probable que le départ pour Paris du maître du jeune Yves détermina
ses parents à le lui confier, et que Jean de Kerc’hoz et son disciple
firent ensemble le voyage. Arrivé dans la capitale de France, en
l’année 1267, sous le règne de S. Louis, le saint étudiant logea
d’abord dans la rue du Fouarre, où étaient alors les grandes écoles de
la Faculté des arts ; il eut pour compagnon de chambre Yves Suet,
clerc de la Roche-Derien. Après y avoir terminé son cours de philosphie,
il alla demeurer auprès des écoles de droit, dans la rue de
Saint-Jean-de-Beauvais et à côté du clos Bruneau. Il y fit son cours de
droit et celui de théologie, et eut pour maître dans les Décrétales le
même Jean de Kerc’hoz, nommé aussi Jean de Tréguier et de la Vieuville,
dont il avait été le disciple en Bretagne au commencement de ses
études, et qui, par son mérite, était devenu professeur en droit à
l’Université de Paris. Yves ne demeura dans la rue du Fouarre et au
clos Bruneau qu’afin d’assister avec plus d’assiduité à toutes les
leçons des écoles établies alors dans ces rues. Deux de ses compatriotes
furent ses condisciples dans l’étude du droit ; c’était Henri
Fichet, clerc de Pomerit-Jaudy, et Raoul Portarn, clerc de Lanmeur. Il
semble que la Providence préparât des témoins de la vie vertueuse du
serviteur de Dieu dès sa jeunesse, afin qu’ils la fissent plus tard
connaître. Ils vécurent assez longtemps pour pouvoir déposer dans le
procès de sa canonisation, ainsi que Yves Suet et Jean de Kerc’hoz qui,
à cette dernière époque, avait quatre-vingt-dix ans.
Yves se montra à
Paris tel qu’il avait été jusqu’alors en Bretagne, constamment
appliqué à s’instruire et d’une piété exemplaire. Il y passa dix ans
dans l’étude de la philosophie, de la théologie et du droit
canonique ; après avoir soutenu avec succès plusieurs actes
publics et reçu le grade de maître es-arts, il alla à Orléans à l’âge
de vingt-quatre ans, pour se perfectionner dans le droit. Il y prit les
leçons de Guillaume de Blaye, qui fut depuis évêque d’Angoulême, qui
expliquait les Décrétales, et
celles de Pierre de la Chapelle, depuis cardinal, sur les Institutes. Sa conduite à Orléans
fut telle qu’elle avait été à Paris ; il y consacrait les jours
et les nuits à l’étude, après s’être acquitté de ses devoirs de
piété ; à Paris, il couchait sur la terre et un peu de paille,
quoique, pour éviter l’ostentation, il eût un bon lit dans sa
chambre ; à Orléans il se retrancha l’usage du vin et de la
viande, mais il donnait en même temps aux pauvres la portion qui lui
était destinée, afin de joindre l’aumône à l’abstinence.
La réputation d’Yves se répandit de tous côtés. Maurice, archidiacre de Rennes,
souhaita de l’avoir pour official, et lui persuada d’accepter un emploi dans
lequel il pourrait rendre de grands services à l’Eglise. Il continua de traiter
aussi rudement son corps qu’il l’avait fait pendant ses études. Alain de la
Roche-Huon, gentilhomme de son pays, qui passa depuis à Rennes dans la compagnie
de monseigneur Guillaume de Tournemine, dont il suivait la bannière, y vit le
lit dont s’était servi S. Yves pendant qu’il y avait exercé la charge d’official.
Il n’était que de copeaux de bois jetés au hasard sur la terre, avec un peu
de paille par dessus, et pour couverture, il n’y avait qu’une toile de chanvre
de peu de valeur. Le serviteur de Dieu se montrait dès lors plein de charité
pour les pauvres. Deux écoliers nommés Olivier Floc et Derien Guyomard, dont
le premier fut ensuite vicaire de Tréguier, et l’autre religieux dominicain,
éprouvèrent dans cette ville les effets de sa générosité : il les entretenait
de ses propres deniers, et les invitait à toutes les grandes fêtes à manger
avec lui, en la compagnie de plusieurs pauvres, qu’il admettait alors à sa table.
Affectionné à l’étude, il profita du séjour qu’il fit dans la capitale de la
Bretagne pour suivre les leçons publiques de droit canonique et d’Ecriture sainte
que les Frères Mineurs, nommés ensuite Cordeliers, avaient depuis peu établies
et donnaient en leur maison. Il reçut aussi à Rennes les ordres sacrés jusqu’à
la prêtrise exclusivement. Quoiqu’il eût été très pieux jusqu’à ce moment et
qu’il vécût d’une manière ecclésiastique, avant d’être engagé dans cet état,
comme il le paraît par l’exactitude avec laquelle il récitait les Heures canoniales
dès l’époque de son séjour à Paris, cependant les relations qu’il eut à Rennes
avec un religieux de l’ordre de Saint-François, qui y vivait en réputation de
sainteté, le rendirent encore plus fervent. Ce fut alors surtout qu’il prit
la résolution de se séparer entièrement du monde, et de mener une vie pénitente
et mortifiée. Il voulut même plus tard faire une profession publique de la pénitence,
en entrant dans le tiers-ordre de Saint-François, comme nous le verrons ci-après.
La droiture,
l’intégrité, la justice et la capacité avec lesquelles Yves s’acquitta
de sa charge, ainsi que toutes ses autres bonnes qualités, engagèrent
Alain de Bruc, évêque de Tréguier, à le demander à l’archidiacre de
Rennes, comme un bien qui lui appartenait. L’archidiacre eut beaucoup
de peine à laisser aller son official ; mais la demande de
l’évêque était trop juste ; et Yves lui-même, persuadé que l’on
ne doit pas se refuser à sa patrie, lorsqu’on lui est nécessaire,
changea sans peine, non pas d’office, mais de tribunal. L’archidiacre,
voulant lui témoigner sa satisfaction de ses services, lui donna un
cheval pour faire le voyage de Rennes à Tréguier ; le saint le
vendit avant de partir, en distribua le prix aux pauvres et revint à
pied dans son pays.
Il exerça sa
nouvelle charge avec zèle et autorité, purgea le pays des
ecclésiastiques scandaleux et peu réguliers, renferma les uns dans des
monastères, obligea les autres à se condamner à une retraite et une
solitude volontaires ; il imposa de longs et pénibles pèlerinages à
d’autres ; enfin il employa tous les moyens que l’esprit de Dieu
lui suggéra, pour faire revivre dans les ecclésiastiques du diocèse la
piété et la sainteté qui sont propres à cet état. Attentif à ménager les
intérêts de ceux qui avaient des procès, il étudiait leurs causes avec
attention et les jugeait le plus promptement qu’il lui était possible.
Geoffroy
Tournemine, qui fut évêque de Tréguier après Alain le Bruc, ne pouvait
manquer d’être édifié de la manière dont Yves s’était acquitté de sa
charge ; aussi le pria-t-il d’en continuer les fonctions. Lorsque
les veuves, les pauvres et les orphelins avaient affaire à son
tribunal, la misère de leur condition était auprès de lui une
recommandation plus forte que toutes celles qu’ils auraient pu
employer ; mais quand les procès des pauvres étaient à d’autres
juridictions que la sienne, il se chargeait volontiers de solliciter
pour eux , et il prenait leur défense même sans en être prié. Il
dressait leurs écritures, et leur donnait conseil sans rien recevoir
d’eux ; soins charitables qui lui acquirent le glorieux surnom
d’avocat des pauvres ; qualité qui lui était plus chère que tous
les titres d’honneur dont la vanité des hommes s’est décorée ;
quoique pour mériter cette dénomination, il ait eu à essuyer les
injures, la haine et les imprécations des chicaneurs qui, sans
respects pour sa naissance et sa dignité, le traitaient de coquin, de
truand, et l’accablaient de malédictions qu’il recevait avec un visage
calme et une patience admirable. Cependant comme il n’ignorait pas que
la compassion peut faire illusion à ceux qui sont charitables, et que
les pauvres peuvent être injustes, il n’entreprenait jamais la poursuite
de leurs affaires qu’après qu’ils l’avaient assuré avec serment qu’ils
croyaient leurs causes bonnes. L’esprit de sagesse qui le remplissait le
rendait extrêmement habile à démêler le vrai du faux dans les
contestations qu’ils examinait. On en cite un exemple, qui n’est pas
rapporté dans le procès pour sa canonisation, mais qui paraît cependant
authentique. Loisel, célèbre jurisconsulte du XVIe siècle, et
le fameux Etienne Pasquier en font mention, ainsi qu’Albert le Grand
et M. de L’œuvre. Voici ce trait.
S. Yves étant
allé à Tours pour poursuivre, suivant sa coutume, l’appel d’une de ses
sentences, trouva l’hôtesse chez laquelle il avait l’habitude de
loger, dans une grande consternation. Deux filous, habillés en
marchands, lui avaient mis entre les mains une valise, où ils lui
dirent qu’il y avait douze cent écus d’or et des papiers importants. Il
convinrent avec elle qu’elle ne la donnerait à l’un d’eux qu’en présence
de l’autre : cette hôtesse, sans avoir la précaution de s’assurer
de ce qu’il y avait dans cette valise, s’en chargea et en donna une
reconnaissance. Au bout de six jours, un de ces prétendus marchands
vient en l’absence de son compagnon et demande à l’hôtesse sa valise,
sous prétexte de faire quelque paiement. L’hôtesse, qui six jours
auparavant avait été témoin de la bonne intelligence qui était entre
ces deux marchands, sans se souvenir qu’elle s’était obligée de ne
donner la valise à l’un qu’en présence de l’autre, la remet à celui qui
la lui demandait ; il disparaît aussitôt ; l’autre filou vient
bientôt après réclamer la valise à l’hôtesse et la fait assigner
par-devant le lieutenant du bailli de Touraine. S. Yves qui arriva la
veille du jugement et qui trouva son hôtesse dans cet embarras,
l’exhorta à la patience et à la confiance en Dieu ; puis ayant
appris le fait tant de sa bouche que de celle de son avocat, il prie
celui-ci de vouloir bien lui permettre de plaider lui-même la cause.
L’avocat eut d’autant moins de peine à le lui accorder, qu’il regardait
cette affaire comme perdue. S. Yves se trouve à l’audience avec cette
femme et demande d’abord à voir en face la partie adverse. L’exposé du
procès étant fait, il ne restait plus qu’à prononcer, mais S. Yves
prend la parole pour son hôtesse et dit : " Monsieur, nous
avons un nouveau fait qui décide la difficulté ; c’est que la
défenderesse, depuis la dernière audience, a heureusement recouvré la
valise en question, et qu’elle est prête à la représenter lorsque vous
l’ordonnerez. "
L’avocat du filou
prétendit qu’il fallait que l’hôtesse représentât sur-le-champ la
valise, faute de quoi il soutenait que le fait allégué de nouveau ne
devait pas empêcher la sentence.
S. Yves répliqua et dit : " Le fait positif du demandeur est
que lui et son compagnon, en mettant la valise entre les mains de
l’hôtesse, la chargèrent de ne la donner à l’un d’eux qu’en présence de
l’autre ; c’est pourquoi le demandeur est obligé de faire venir son
compagnon, et la défenderesse représentera la valise. "
Le juge, par sa sentence, ordonna que le demandeur représenterait son
compagnon, et qu’autrement la défenderesse serait déchargée de la
demande.
Cette sentence frappa si fort le filou , qu’on le vit à sa figure, dans
ses yeux et dans un tremblement subit, combien devaient être grands les
remords de sa conscience. On se saisit de sa personne, on l’emprisonne,
on l’interroge, et dans trois jours il est condamné à être pendu,
après avoir été convaincu, entre autres choses, de n’avoir mis, au
lieu de douze cents écus d’or, que des têtes de clous et des
ferrailles dans la valise qu’il demandait avec tant d’insistance.
Le talent avec lequel le saint défendit cette pauvre femme qui était
innocente, et de la simplicité de laquelle des escrocs avaient abusé,
fut admirée, et les célèbres jurisconsultes que nous avons cités,
Loisel et Pasquier, donnent de grandes louanges à l’habileté du
serviteur de Dieu dans cette occasion.
Tandis qu’il
s’occupait si utilement pour l’Eglise et pour les pauvres, Dieu permit
qu’il fut affligé pendant huit ans de tentations très-fâcheuses. Il
resta fidèle à la grâce dans ce long combat, et le reste de sa vie se
passa plus tranquillement. Mais pour avoir soumis le corps à l’esprit,
par les armes de la pénitence, il ne se fia pas à l’ennemi qu’il avait
dompté ; il continua de le traiter durement pour le tenir
toujours dans le même état.
Alain le Bruc, en
considération de son éminente piété, lui avait donné en 1285 la cure de
Tredrez, et l’avait ordonné prêtre pour être le pasteur de cette
paroisse. Aussitôt qu’Yves eut reçu la grâce de l’ordination, il
quitta les habits et les fourrures de son ancienne dignité, qu’il
n’avait portés que pour se conformer à l’usage ; et pour dire un
adieu solennel à tout ce qui pouvait sentir le faste et la dignité, il
se rendit à l’hôpital de la ville, où il donnera son chaperon, sa robe,
sa fourrure et ses bottes à quatre pauvres, et se retira nu-tête et
nu-pieds. Il ne renonça pas néanmoins à la charge d’official et il la
garda encore trois ans ; mais voyant qu’elle était un obstacle à
l’accomplissement de ses devoirs de pasteur, parce que sa paroisse
était éloignée de Tréguier de plusieurs lieues, il s’en démit en 1288.
Les habillements dont il se servit dans la suite furent un épitoge de
bure, une robe à grandes manches sans boutons, et un chaperon pour se
couvrir la tête, qu’il tenait toujours baissée ; le tout simple,
grossier et de couleur blanche. Il prit de gros souliers hauts, et
attachés avec des courroies, comme en portaient les religieux
Cisterciens et les Dominicains. Pour les jambes, il voulut les avoir
toujours nues. Il ne monta jamais à cheval, quelque voyage qu’il eût à
faire. Il ne quitta point le cilice qu’il cachait aux hommes sous une
grosse chemise de toile d’étoupe. Son lit, quand il couchait hors de
chez lui, était la terre nue avec un peu de paille ; et à la maison
une claie. En hiver, dans le plus grand froid, il ne se couvrait que
d’une méchante courte-pointe ; le reste du temps, il se
contentait de ses habits. Il couchait ordinairement chaussé, ayant une
pierre ou la sainte écriture pour chevet, et un crucifix devant lui,
afin de pouvoir fixer les yeux sur cet objet sacré, dès l’instant de
son réveil. Un des témoins de la canonisation de ce saint prêtre, Hervé
de Coatreven, sacristain de l’église de Tréguier, rapporta dans sa
déposition qu’étant une fois allé le visiter à Lohanec, ils employèrent
une partie de la nuit à s’entretenir de matières de piété, et qu’ayant
ensuite partagé le lit de S. Yves, qui n’était composé que de
branches de genêt et d’un peu de paille, il le trouva si dur et il en
souffrit tant au côté, qu’au bout de quatre jours il fut obligé de se
retirer, ne pouvant supporter un genre de lit si incommode. Cependant,
quelque gênante que fût cette manière de reposer, le serviteur de Dieu
s’accordait à peine cet adoucissement. Il passait presque toute la nuit
en lecture et en prière. On l’a vu à Lohanec, lorsque le sommeil le
pressait trop, se coucher sur la pierre de quelques-uns des tombeaux
qui se trouvaient dans l’église, n’accordant à la nature que ce qu’il
ne pouvait lui refuser, tant était grande son ardeur pour la
mortification ! Toujours ingénieux à se tourmenter, il prenait
souvent sa chemise encore toute moite, et ses habits avant qu’on ne
les eût fait sécher après les avoir lavés.
Sa nourriture
répondait à sa manière de se vêtir. Pendant onze ans de suite, il jeûna
le Carême au pain et à l’eau. Il passait de même l’Avent, les
Quatre-Temps et toutes les vigiles marquées par l’église. Toutes les
semaines même étaient des Quatre-Temps pour lui, puisqu’il jeûnait
tous les mercredis, les vendredis et les samedis au pain et à l’eau.
Les autres jours, il ne mangeait qu’une fois, et ce qu’il ajoutait à
sa nourriture ordinaire c’était du potage seulement. Les dimanches, le
jour de Noël et celui de la fête de tous les saints, il mangeait deux
fois. Son extraordinaire, le jour de Pâques, était deux œufs. Son pain
était grossier comme ses habits. Il le faisait faire de seigle,
d’avoine et d’orge avec tout le son. Son potage était de pois ou
d’herbe, ou d’autres légumes avec du sel pour tout assaisonnement, et
quelquefois un peu de beurre et de farine. Lorsque l’évêque de Tréguier,
ou quelques autres personnes de ses amis, pour lesquelles il avait de la
considération, l’invitaient à manger, on avait peine à gagner sur lui
qu’il rougit seulement l’eau qu’il buvait. Du reste, il feignait plus
de manger qu’il ne le faisait effectivement ; mais les pauvres
trouvaient leur compte à cette sainte dissimulation, il leur
distribuait tout ce qu’il s’était retranché.
Son habitude
était d’avoir en marchant la tête baissée, et les yeux couverts de son
chaperon. Il recherchait la compagnie des pauvres avec autant
d’inclination que d’autres se trouvent portés à faire la cour aux
grands du siècle. Tout ce qui avait l’air de louange lui était
insupportable. Il se plaisait dans les opprobres, et les injures ne lui
faisaient de peine qu’autant que Dieu en était offensé ; mais les
sentiments qu’il avait de lui-même diminuaient beaucoup dans son esprit
le péché de ceux qui le maltraitaient.
Né éloquent, ce
saint prêtre possédait toutes les qualités qui font les bons
prédicateurs. Il avait par son application à l’étude cultivé et
développé ces dispositions naturelles. A la noblesse de la naissance,
qui lui donnait plus d’autorité pour parler au peuple, il joignait un
extérieur avantageux et une haute taille. Son air était imposant ;
le feu qui brillait dans ses yeux marquait la pureté de son âme et de
son corps et prévenait l’auditoire en sa faveur.
Il prêchait avec
zèle dans sa paroisse et quelquefois dans celles des diocèses voisins,
où les évêques l’appelaient souvent pour y annoncer la parole de Dieu.
L’évêque de Tréguier le menait avec lui dans ses visites pastorales et
s’en servait pour instruire les peuples qu’il allait visiter. Yves
accompagnait à pied son prélat, sans vouloir se servir du cheval que
l’évêque mettait à sa disposition. Ses prédications partaient du cœur,
et comme il était pénétré des vérités divines, il était toujours prêt à
les annoncer à toute heure et en tous lieux, dans les églises, dans les
rues, dans les places, en pleine campagne.
Il prêchait
souvent deux fois le même jour, quelquefois trois, quatre et cinq
fois, en autant d’églises. C’est ainsi qu’on le voyait partir à pied
de Kermartin pour aller annoncer dans la même journée la parole de
Dieu à la Roche-Derien, à Ploesal et à Plouec, ou bien à Tréguier, à
Trédarzec et à Pleumeur-Gautier. Un vendredi saint qu’il prêcha à
Pleubihan, on remarqua que c’était la septième église dans laquelle il
le faisait ce jour-là. Souvent il revenait à jeun de tant de
prédications, si accablé de fatigue, qu’il fallait qu’on le portât. Les
larmes qui coulaient abondamment de ses yeux pendant ses discours,
aussi bien que pendant la prière qu’il faisait avant de monter en
chaire et après en être descendu, montraient assez combien il était
véritablement touché des vérités saintes qu’il annonçait. Quel fruit
n’avaient pas les paroles d’un homme en qui tout prêchait ! s’il
ne se lassait point d’un si pénible exercice, on ne se lassait pas non
plus de l’entendre ; et l’on voyait les peuples affamés de cette
nourriture céleste, le suivre avec ardeur dans toutes les paroisses où
il prêchait dans un même jour. Ils ne l’appelaient que le saint
prêtre. On l’aimait tant qu’il y avait de ses auditeurs qui versaient
des larmes lorsqu’ils se séparaient de lui. Ses discours, pleins de
l’esprit de Dieu, joints à la sainteté de sa vie, produisirent des
effets merveilleux dans tout le pays qu’il évangélisa et jusqu’à
Quimper, où il se fit entendre dans l’église cathédrale. Se prêtant aux
besoins des peuples, il parlait en latin, en français ou en breton,
suivant la qualité de son auditoire. Eloigné de toute vanité et de
tout retour d’amour-propre, il n’avait en prêchant d’autre but que de
faire l’œuvre de Dieu : et c’est pour cela que quelque
empressement qu’on eût à l’entendre, préférablement à tous les autres
il aimait mieux être lui-même simple auditeur, lorsqu’il se rencontrait
quelque autre prêtre capable de procurer la gloire de Dieu en
instruisant le peuple. C'était surtout ce qu'il faisait, lorsque quelque
religieux se trouvait dans le lieu où il allait annoncer la parole
sainte. Il le priait de monter en chaire à sa place. Ses paroles
coulaient de source, et pour peu qu'on lui donnât d'attention, ses
conversations familières se changeaient en prédications, tant son zèle
l'animait à profiter de toutes les occasions pour mettre les hommes
dans le chemin du salut. C'est ainsi que faisant un jour un voyage de
dévotion en compagnie du seigneur de Pestivien et d'une partie de sa
famille, il s'arrêta dans un chemin pour donner le temps à la dame de
Pestivien de se délasser. Là il s'engagea peu à peu dans une
prédication aussi véhémente que s'il eût un grand auditoire. Le
seigneur de Coatpont passant dans ce lieu à cheval avec un autre
gentilhomme, celui-ci mit pied à terre et s'arrêta pour profiter d'une
rencontre si favorable. L'autre poursuivit son chemin sans s'arrêter.
S. Yves, sensible au mépris qu'il avait montré pour la parole de Dieu,
dit aussitôt : "Celui que voilà qui passe est plein des arts du
diable. S'il y avait eu ici quatre débauchées avec le tambourin du
diable, il se serait volontiers arrêté pour passer le temps avec elles
; mais comme il ne s'agissait que d'entendre la parole de Dieu, il n'a
pas daigné demeurer. Je prie Dieu que sa chair en souffre la peine
avant sa mort." Peu de jours après, le seigneur de Coatpont fut frappé
de paralysie, dont il ne fut guéri qu'après avoir promis de faire un
voyage au tombeau du saint prêtre, décédé depuis peu de temps.
Occupé sans cesse
de sa sanctification, Yves ne négligeait aucun des moyens qui pouvaient
l'aider à atteindre le but de ses désirs. Il lisait journellement les
Vies des Saints, en recueillait les traits qui l'avaient le plus frappé,
et s'en servait ensuite, non seulement pour s'animer à la pratique des
vertus, mais aussi pour en faire la matière de pieuses exhortations.
Rien n'était plus édifiant que l'humilité, la ferveur et la dévotion
avec laquelle il approchait des autels pour célébrer la messe. On le
voyait d'abors, pendant sa préparation, se prosterner la face contre
terre, et, la tête couverte de son chaperon, demeurer là un temps
considérable, comme abîmé dans la considération de son néant et de la
majesté redoutable de celui auquel il allait offrir le sacrifice. On
entendait ses gémissements ; et quand il se levait, son visage était
tout baigné de larmes. Elles ne coulaient pas avec moins d'abondance
pendant la célébration des saints mystères, surtout au Confiteor,
au Lavabo, et après la consécration. Sa dévotion était alors
si sensible, qu'il en inspirait à tous les assistants. Enfin, on était
extrêmement touché de le voir dans cette sainte action. Il célébrait la
messe tous les jours, à moins qu'il n'en fut empêché par quelque
grande action ou par la maladie. On remarqua une fois, au moment de la
consécration, autour de son calice, un cercle lumineux, qui disparut
ensuite.
Ses oraisons
étaient longues et fréquentes, et il avait souvent à la bouche cette
prière du Psalmiste : "Créez en moi un coeur pur, ô mon Dieu ! et
donnez-moi un esprit droit." Et ces paroles : "Jésus-Christ, Fils de
Dieu." Souvent il passait les nuits entières à ce saint exercice. On a
même appris d'une pauvre famille qu'il avait retirée par charité dans
sa maison de Kermartin, qu'il se tint une fois enfermé l'espace de
douze jours dans sa chambre, sans en sortir, pendant les sept derniers
desquels il ne prit aucune nourriture. Il était si occupé de Dieu alors,
qu'il n'entendit la la voix ni le bruit de ses domestiques. Ils eurent
peur enfin qu'il ne fut mort, et n'osant enfoncer sa chambre sans ordre,
ils allèrent trouver l'évêque de Tréguier, et lui firent part de leur
crainte. L'évêque se transporta à Kermartin, et commanda à S. Yves de
sortir ; mais il ne put s'en faire entendre. Un des chanoines qui
l'accompagnaient rompit la fenêtre de la chambre, et trouva le saint
absorbé dans la contemplation. On le tira de cette occupation qui
faisait tous ses délices ; il obéit en cela à la voix de son pasteur,
et se présenta à lui avec un visage aussi frais, et le corps aussi
robuste que s'il fut sorti d'un bon repas. Il passa encore une autre
fois cinq jours de suite sans prendre aucune nourriture. Du reste, quand
il consacrait la nuit à la prière, si le sommeil venait le surprendre,
il se passait les bras en croix sur la poitrine, et, s'appuyant sur
quelques livres, il baissait la tête, et ne donnait que quelques
moments à la nécessité de dormir.
Il avait souvent,
avec son Bréviaire, la Sainte Bible à la main, et savait en tirer, à
point nommé, tous les avis et les exemples qui étaient les plus
propres à ceux qui avaient eu le bonheur de le consulter, ou qu'il
trouvait disposés à écouter ses charitables avis. Une des
recommandations qu'il leur faisait le plus souvent, était de tenir
toujours leur conscience en bon état, dans la crainte qu'ils ne fussent
surpris par une mort subite. Il donnait même ces sages conseils à ceux
qu'il rencontrait sur les chemins. Son zèle admirable ne lui
permettait pas de laisser échapper la moindre occasion de travailler au
salut des âmes. Aussi, que de fruits de sanctification ne produisit-il
pas dans celles qui eurent le bonheur de l'avoir pour directeur ! Il
conduisit un grand nombre de personnes dans la voie de la perfection,
les portant à renoncer au monde, et à vivre dans la continence. De ce
nombre furent plusieurs demoiselles nobles du pays. Les plus grands
pécheurs ne pouvaient résister ni à l'onction et à la force de ses
paroles, ni aux larmes qu'il répandait, lorsqu'il les entendait en
confession. ce fut ainsi qu'il fit sortir du bourbier du vice des
hommes qui y étaient depuis longtemps enfoncés, entre autres des
libertins qui, par leurs désordres, avaient été le scandale des lieux
qu'ils habitaient, et qui devinrent, par ses soins, de véritables
pénitents. Il voulut lui-même professer publiquement la vertu qu'il
prêchait avec tant de succès, en entrant dans le tiers-ordre de
Saint-François, dit autrement de la Pénitence. Il en prit l'habit chez
les frères Mineurs de Guingamp, ce qui ne put être qu'après l'année
1283, époque à laquelle ils s'établirent dans cette ville.
[note de l'abbé
Tresvaux : Les Bollandistes ont douté que S.Yves ait été de ce
tiers-ordre, parce que, disent-ils, il n'en portait pas l'habit. Cette
raison n'a aucune force, attendu que la règle de cette pieuse société
ne prescrit aucun signe extérieur à ceux qui la suivent. L'ordre de
Saint-François est depuis longtemps en possession de compter le saint
curé de Lohanec au nombre de ses membres, et sans doute à bon droit.
Le nouveau martyrologe franciscain, approuvé par Pie VI, en 1785, ne
laisse aucune incertitude sur la vérité de ce fait.]
Cette ardeur que
S.Yves avait pour procurer le salut du prochain le rendait extrêmement
attentif aux besoins spirituels de ses paroissiens malades. Il les
visitait assidument, et leur portait avec beaucoup de révérence le
corps de Notre-Seigneur dans une boîte d'argent que la dame de
Pestivien lui avait donnée. Il leur adressait les exhortations les
plus touchantes, les rassurait contre la frayeur de la mort, et se
montrait toujours disposé à pourvoir à leurs nécessités corporelles.
Tant de bonté le rendait extrêmement cher à ses paroissiens, qui
étaient pour lui remplis de respect et d'affection.
Sa charité était
inépuisable et ne se bornait pas à ses seuls paroissiens. Un de ses
soins surtout était d'enseigner aux plus grossiers les vérités de la
religion, de procurer une bonne éducation aux orphelins, de les
entretenir lui-même aux études, et de marier les filles qui étaient dans
la pauvreté. Il fit bâtir à sa maison de Kermartin un appartement pour
recevoir les pauvres et les y nourrir. Il consacrait une partie de son
bien à faire acheter des étoffes à la Roche-Derien et à Lannion pour en
vêtir les pauvres ; et quand il n'en n'avait point de reste, il leur
donnait souvent ses propres habits, et demeurait au coeur de l'hiver
en simple surtout par-dessus sa chemise. Une fois même, étant
importuné d'un grand nombre de pauvres, il leur distribua si
généreusement tout ce qu'il avait d'habits, qu'il demeura tout nu, et
il ne lui resta pour se couvrir que la courte-pointe de son lit. Un jour
s'étant fait faire un habit neuf, et voyant passer un pauvre presque nu,
il l'appela et lui d'essayer si cet habit lui serait commode. Le pauvre
s'en défendit et lui dit qu'il ne méritait pas d'avoir un habit aussi
bon que celui-là. "Fais ce que je te dis" lui ajouta S. Yves. Le
pauvre obéit, et quant il eut pris la robe, S. Yves lui donna aussi le
chaperon, et lui dit : "Va-t-en avec la bénédiction de Dieu gagner ton
pain, et ne fais point de mal". Dans un hiver qui fut très-rude, les
pauvres du voisinages vinrent le trouver pour lui demander du secours
contre la rigueur de la saison. "Mes amis, leur dit-il, je n'ai point de
bois ; mais vous trouverez de la fougère et du jan dans mes champs ;
allez, et coupez-en tant qu'il vous en faudra, et laissez le reste
pour les autres pauvres qui en auront besoin." Quelque grand froid qu'il
fît, il ne se chauffait jamais ; cela ne l'empêchait pas d'acheter du
bois pour chauffer les pauvres, qu'il portait lui-même auprès du feu,
quand ils n'avaient pas la force de s'y traîner. Il vendait tout, et
mettait en gage jusqu'à ses habits, pour acheter du pain et d'autres
vivres aux pauvres, et les servait lui-même avec une ardeur et une joie
qui faisaient bien voir que c'était Jésus-Christ qu'il considérait en
eux. Il leur rendait les services les plus bas, jusqu'à graisser leurs
souliers. Il remplissait envers eux, avec la même charité, les derniers
devoirs quand ils étaient morts. Une des occupations les plus
ordinaires était d'aller les ensevelir à l'hôpital de Tréguier, de
leur donner des suaires, de les porter dans le cimetière et d'aider à
les enterrer. Il en mourut un chez lui qui rendait une odeur si
empestée, que les autres n'osèrent approcher de la maison de S. Yves
ce jour-là, craignant d'être engagé à le laver et à l'ensevelir. S.
Yves, aidé d'un religieux du couvent des Cordeliers de Guingamp, lava
le corps, se donna la peine de coudre lui-même le drap où il fut
enseveli, et le porta en terre.
La même foi qu'il
lui faisait voir Jésus-Christ dans les pauvres, le lui faisant regarder
comme l'époux de son Eglise, le portait à soutenir avec ardeur les
droits et les intérêts de cette même Eglise. C'est pourquoi ne jugeant
pas que le roi de France eût le droit de lever sur celle de Tréguier le
centième et le cinquantième des biens meubles de l'évêque et du
chapitre, quoique le roi prétendit peut-être avoir le consentement du
pape et des évêques, S. Yves ne fit point de difficulté de passer les
nuits à la garde des biens sacrés, que l'on avait mis en dépôt dans la
sacristie de l'église cathédrale, pour les soustraire à la rapacité
des officiers que le roi avait envoyé lever cette taxe. Du reste, S.
Yves s'opposait partout à leurs violences, et employait toutes sortes
de moyens pour les empêcher de mal faire. Un jour il trouva un des
soldats du roi qui enlevait un cheval moreau du prix de cinquante
livres, qu'il avait pris à l'évêché. S. Yves l'arrêta dans le cimetière,
prit le cheval par la bride, l'arracha au sergent et le ramena au manoir
épiscopal. Guillaume de Tournemine, trésorier de l'église de Tréguier
et collecteur de cette taxe, ne put s'empêcher de dire au saint prêtre :
"Coquin, vous nous mettez au hasard de perdre tout ce que nous avons,
et vous ne vous en souciez guère, puisque vous n'avez rien à perdre." A
ces paroles offensantes, S. Yves ne répondit autre chose, sinon : "Vous
direz tout ce qu'il vous plaira ; pour moi, tant que Dieu me conservera
la vie, je m'emploierai toujours de tout mon pouvoir à la défense de
l'Eglise et de ses libertés."
Mais cet homme si
zélé pour la conservation des biens de l'Eglise n'avait aucune attache
pour les siens, quoique l'usage qu'il en faisait pût les lui faire
regarder comme le patrimoine de Jésus-Christ et des pauvres. Quand on
lui dérobait ses blés, et qu'on venait lui dire : "Monsieur, fulminez
des sentences contre les voleurs," loin de suivre en cela l'exemple
commun des autres et un usage établi ou toléré dans l'Eglise, il se
contentait de dire : "Laissez, que Dieu veuille les amender ; je suis
encore plus riche qu'eux."
On peut juger par les grandes
aumônes de S. Yves qu'il possédait effectivement des biens-fonds. Ses parents
lui en avaient laissé, et l'on voit le pieux usage qu'il en fit. Non content
de soulager la misère des pauvres, il voulut laisser un monument de sa piété,
en élevant une chapelle sous l'invocation de Notre-Dame, auprès de sa maison
de Kermartin et en la dotant de ses propres biens. Il nous apprend lui-même
que ce fut en 1293 qu'il fit cette fondation. C'était à l'époque de sa translation
de Tredretz à Lohanec, et comme cette dernière paroisse était pour le curé d'un
revenu assez considérable, il put plus facilement offrir au Seigneur le sacrifice
d'une partie de son patrimoine. Cette chapelle subsiste encore et est devenue
un lieu de pèlerinage.
Cette chapelle, assez grande,
est de construction gothique. Elle était ornée d'un beau clocher
à flèche, qui avait été construit en 1418 par Alain
Menou, maçon, à raison de quatre sous la toise, et qui fut démoli
en 1820, parce qu'il menaçait ruine. On remarquait dans cette chapelle
un grillage en bois de forme gothique, qui séparait le choeur de la nef,
et qui était d'un travail admirable, mais qu'il a fallu enlever, à
cause de sa vétusté. Près de la chapelle était un
petit oratoire, où se trouvait un autel et une grande crédence
en pierre, avec un espace ouvert au milieu du massif : c'était pour servir
aux fidèles qui voulaient passer sous les reliques de S. Yves, qu'on
y déposait lors des processions. Cet oratoire, très-curieux, surtout
par un bas-relief qui s'y trouvait et qui représentait les anciens costumes
du pays, a disparu lors de la reconstruction du clocher. La paroisse du Minihi,
qui de temps immémorial était desservie à l'un des autels
de la cathédrale de Tréguier, a maintenant pour église,
depuis le concordat de 1801, la chapelle de Kermartin. Cette chapelle avait
autrefois un chapelain en titre. En 1554, un Italien, nommé Venturini,
venu à la suite du cardinal de Ferrare,évêque de Tréguier,
en était le titulaire. Ce pèlerinage est encore assez fréquenté.
Le recteur de la Roche-Derien,
qui allait chaque semaine chez S. Yves à Kermartin pendant les trois dernières
années de la vie de ce saint prêtre, a rendu compte en ces termes de ses exercices
journaliers : "Il célébrait tous les jours la messe de grand matin dans sa chapelle.
Après la messe, il faisait à haute voix une longue lecture de l'Ecriture sainte.
Ensuite il distribuait des aumônes aux pauvres qui se trouvaient là ; et cette
distribution faite, il prêchait jusqu'à midi. Alors il prenait son repas et
en faisait part aux pauvres qui étaient présents. Après le dîner il entrait
dans sa chambre et s'y occupait à la lecture et à la prière jusqu'au soir. Il
en sortait pour réciter son office avec les ecclésiatiques qui se trouvaient
chez lui, et celà était suivi d'exhortations salutaires, auxquelles il s'employait
jusqu'à la nuit."
Le pieux lecteur
s'attend, sans doute, à trouver ici le récit de plusieurs de ses faveurs
surnaturelles dont Dieu honore, quand il lui plaît, la vie sainte et
édifiante de ses serviteurs ; nous tâcherons de satisfaire sur ce point
sa louable curiosité, puisque nous le pouvons faire sûrement, en
rapportant les dépositions des témoins oculaires.
S. Yves revenant
un jour de Rennes à Tréguier, accompagné d'un seul domestique, trouva
le passage d'une rivière impraticable. Il y avait eu de si grandes crues
d'eau, que non seulement le pont en était couvert ; mais, à l'entrée et
à la sortie du pont, la rapidité des eaux y avait fait des fosses
profondes qu'on ne pouvait traverser sans exposer sa vie à un péril
presque certain. Cependant, S. Yves commença d'entrer dans l'eau, et de
marcher vers le pont. Son domestique, qui a lui-même rapporté ce fait,
lui cria de ne pas avancer ; mais S. Yves, le prenant par la main, lui
dit en riant : "Certainement nous passerons tous deux ensemble, avec le
secours de Dieu, ou nous serons noyés de compagnie." En achevant ces
mots, il fit le signe de la croix sur les eaux qui étaient à l'entrée du
pont. Elles se séparèrent, pour leur laisser le passage libre. La même
merveille parut sur les eaux qui étaient à la sortie du pont, et,
quand S. Yves fut passé, elles se rejoignirent et reprirent leur cours
ordinaire.
Un autre jour que
S. Yves avait distribué, dans sa maison de Kermartin, une fournée
entière de pain aux pauvres, il s'en présenta un très-malpropre,
dégoûtant, hideux à voir, et à peine couvert de haillons. S. Yves le fit
assoir devant lui à table, et le fit manger avec lui dans son plat.
Quand le pauvre eut un peu mangé, il se leva de table, et étant arrivé à
la porte, il se tourna vers S. Yves et lui dit en breton : Adieu, que le
Seigneur soit avec vous. Aussitôt le même pauvre parut d'une beauté
surprenante, et revêtu d'une robe blanche si lumineuse, que toute la
maison en fut éclairée. De tout le reste du jour S. Yves ne voulut pas
manger sur la même table ; et le pauvre ne fut pas plutôt disparu, que
S. Yves commença à répandre une grande abondance de larmes, en disant
: "Je ne reconnais que trop que le messager de Notre-Seigneur est venu
nous rendre visite."
Pendant qu'il
était recteur de Trédrez, il y eut une grande cherté qui rendit le pain
fort rare, et donna beaucoup d'exercice à la tendre charité qui le
portait au soulagement des pauvres. Il s'en présenta une fois à la porte
plus de deux cents, qui lui demandèrent du pain. Il n'en avait en tout
que pour sept ou huit sous, c'est-à-dire très-peu, vu la grande cherté
; cependant, rempli de confiance en Dieu, il commença à distribuer ce
peu de pain, qui se multiplia tellement entre ses mains, que cette
grande multitude d'affamés en fut rassasiée. Une autre fois, ayant à
Kermartin vingt-quatre pauvres et plus, qui lui demandaient à manger, il
envoya chercher du pain à Tréguier. On ne put en trouver qu'un de deux
deniers, qu'on lui apporta. Il dit : "C'est bien peu ; mais, tant qu'il
durera, j'en donnerai, que Dieu veuille suppléer au reste." En effet,
Dieu y suppléa, et tout le monde en eut abondamment. Dans une autre
rencontre, sur ce qu'un prêtre qu'il avait envoyé prendre du froment
qu'il avait mis à part dans un grand coffre, pour les pauvres, revint
lui dire que la serrure avait été enlevée et le froment presque tout
dérobé, il alla aussitôt voir ce qu'il en était ; mais il eut lieu de
rendre grâces à la clémence divine, puisqu'il trouva le coffre plein
de froment, ce qui ne pouvait s'être fait en si peu de temps que par
un véritable miracle.
Deux femmes de
Lanmeur qui faisaient le pèlerinage des septs saints de Bretagne,
rencontrèrent un jour S. Yves entre Tréguier et Lannion. Elles en
éprouvèrent beaucoup de joie, parce qu'elles avaient appris avec quelle
ferveur il prêchait la parole de Dieu, quand il en trouvait
l'occasion, et elles n'eurent pas de peine à l'engager à les instruire
de leurs devoirs. Après qu'ils eurent marché quelque temps ensemble,
ils trouvèrent, sous un auvent en chaume, un pauvre couché, qui
mourait de faim et demandait l'aumône aux passants. S. Yves s'arrêta
auprès de lui, pour le consoler par ses saints discours, et puis
tirant son chaperon, il le lui fit prendre, en lui disant qu'il
n'avait pas autre chose sur lui qu'il pût lui donner. Après cela, il
continua son chemin en récitant ses Heures. A peine eut-il marché une
demi-lieue, que les femmes qui l'avaient devancé, remarquèrent, en se
retournant, qu'il avait son même chaperon sur la tête, qu'il s'était
jeté à genoux, et disait, les mains jointes : "Seigneur Jésus-Christ,
je vous rends grâces de votre présent," et puis il se frappait la
poitrine. Ces femmes, attendries par un spectacle si touchant, se mirent
à pleurer. S. Yves leur dit : "Allez, mes bonnes femmes, avec la
bénédiction de Dieu, continuez votre chemin, faites du bien, et Dieu
vous le rendra."
Vers l'an 1301,
un entrepreneur s'étant chargé de contruire le pont d'Arz, autrement Ar-pont-Losquet,
sur le chemin de Tréguier à Lannion, les poutres qui devaient servir
à l'ouvrage se trouvèrent malheureusement trop courtes d'un demi-pied,
après qu'il les eut mesurées quatre ou cinq fois. L'entrepreneur eut
besoin, pour sa consolation, que le hasard conduisit S. Yves dans ce
lieu. Il eut compassion de ce pauvre homme, et pria Dieu, avec cette foi
à qui tout est possible, que le bois se trouvât de la longueur
suffisante. Aussitôt S. Yves le remesura lui-même, et le trouva plus
long de près de deux pieds qu'il n'était auparavant.
Il dînait un
vendredi, au Bolouy, chez Geoffroy de Tournemine, chevalier, et n'usait
que de pain et d'eau, à son ordinaire. La dame de Tournemine était
malade. S. Yves lui présenta une soupe de pain trempée dans l'eau.
Elle la mangea, et témoigna depuis qu'elle y avait trouvé sa guérison.
Elle vécut encore plus de vingt ans.
Pendant que S.
Yves était recteur de Lohanec, le feu prit à la maison d'un de ses
paroissiens. Le saint pasteur fit le signe de la croix dessus, en disant
: Au nom du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit, puis jeta sur le feu
un peu de lait, et l'incendie cessa aussitôt.
Trois ans avant
sa mort, et pendant qu'il était encore recteur de Lohanec, il fut
informé qu'il y avait dans son voisinage un homme qui assurait être
possédé du démon. Il était devenu si furieux, que sa femme et ses
enfants avaient été contraints de le renfermer dans une chambre, où on
lui donnait à manger par une petit fenêtre. Il mangeait peu, salissait
son pain de ses ordures avant de le manger, et se plaignait souvent
qu'il avait dans son corps le démon qui lui parlait. Il ne dormait
point, déchirait ses habits, et, se jetant par terre, il criait souvent
: "Démon ! démon ! pourquoi me tourmentes-tu ? " S. Yves l'envoya
chercher par l'un de ses domestiques, qui se rendit depuis reclus auprès
du pont de Guingamp, ainsi qu'un autre, qui servait en même temps S.
Yves, finit depuis ses jours dans une réclusion à Lohanec. Le possédé,
auparavant si furieux, suivit tranquillement le graçon qui le menait.
Quand il fut arrivé à l'église de Lohanec, S. Yves lui demanda s'il
était vrai qu'il fut possédé du main esprit. Il répondit qu'il n'était
que trop vrai, qu'il le tourmentait souvent, et qu'il lui parlait. S.
Yves le porta à faire sa confession, et quand elle fut finie, il
l'interrogea si le démon lui avait encore parlé. L'homme répondit que
oui, et qu'il lui avait fait de grandes menaces en lui disant :
"Pourquoi m'as-tu amené ici ? malheur à toi, la nuit prochaine,
malheur à toi ; tu verras d'étranges choses cette nuit, pour ta peine
de m'avoir amené céans." S. Yves dit au possédé : "Il en aura le
démenti ; ce sera lui qui le paiera, et non pas toi. Tu mangeras ici,
et coucheras cette nuit dans ma maison." Le soir venu, S. Yves fit
dresser un lit pour ce pauvre homme, auprès du lieu où il avait
coutume de prendre son repos ; il jeta de l'eau bénite sur le lit et
dans toute la maison, récita l'évangile de saint Jean et plusieurs
prières, et, ayant fait coucher le possédé, il passa presque toute la
nuit en prière. Le lendemain, il interrogea son hôte, et lui demanda
comment il avait passé la nuit. Il répondit qu'il l'avait très-bien
passée, et qu'il y avait trois ans qu'il n'avait dormi aussi
tranquillement. "Le démon vous a-t-il encore parlé ? lui dit S. Yves. -
Non, répondit l'homme, au contraire, il s'en est allé." Alors S. Yves
lui dit : "Rendes grâces à Dieu, comme je lui en rend s de
très-humbles de mon côté ; retournez chez vous, faites le bien, entendez
souvent la messe et le sermon, donnez l'aumône, soyez bon et gardez les
préceptes de l'Eglise, de peur que le démon ne revienne et que vous ne
vous trouviez pis qu'auparavant." Cet homme vécut, depuis, environ
quinze ans, et pendant tout le reste de sa vie, il n'eut plus aucune
atteinte de son mal.
S. Yves revenant
un jour d'un voyage de dévotion qu'il avait fait avec Maurice du Mont,
gentilhomme pieux et adonné aux lettres, prit une chambre à Landelleau
pour reposer la nuit. Son compagnon se coucha, et s'endormit bientôt ;
mais il fut réveillé par une voix qui lui cria trois fois de suite :
"Lève-toi, le bienheureux est couché sur la pierre." Il se leva, et
s'étant rendu au cimetière, il y trouva le saint prêtre endormi, couché
tout vêtu, dans une concavité du rocher, où le saint patron du lieu
avait passé une partie de sa vie dans les exercices de la pénitence.
L'archevêque de
Tours vint, du temps de S. Yves, faire sa visite en Bretagne. Une
vieille femme, qui était domestique du serviteur de Dieu, le pria
d'obtenir du prélat quelques indulgences pour un reclus qui était
auprès de la Roche-Derien. S. Yves, comme pour consulter Dieu, tint
assez longtemps les yeux attachés au ciel, et revenant enfin d'une
contemplation qui l'avait occupé pendant un temps si considérable, il
répondit à cette femme : "Il est inutile de demander cette grâce pour
le reclus, l'amour de l'argent le fera périr." En effet, le reclus
abandonna la retraite après la mort de S. Yves
Pendant que le
saint couchait dans la sacristie de l'église cathédrale de Tréguier,
pour veiller à la conservation des biens de l'église, un autre gardien
qui couchait dans le même lieu, mais plus à l'aise que S. Yves, puisque
celui-ci ne couchait que sur la terre nue, fut surpris d'entendre une
nuit un bruit épouvantable, pareil à celui du tonnerre. Il fut saisi
de frayeur, et n'yant pas la force de parler, il se cacha entièrment
sous les couvertures. S Yves, moins épouvanté, l'appela, et, prenant de
la lumière, alla avec lui jusque devant le grand autel. Il lui commanda
de l'y attendre, et s'avança tout seul jusqu'à l'endroit où l'on
gardait les reliques. Du lieu où il était resté, il entendait la voix
d'une personne inconnue qui parlait en maître, et S. Yves qui répondait
avec modestie. Mais le témoin ne distinguait point ce qui se disait
de part et d'autre. Il fut cependant toujours persuadé depuis, que
c'était S. Tugdual qui avait parlé au saint prêtre. Quand cet
entretien fut fini, ceui-ci dit à son compagnon : "Allons nous
reposer, la paix est faite ; mais je vous défends de parler de ceci à
personne." Une autre fois, comme ce même homme sonnait pour matines,
il vit sortir de la sacristie, où S. Yves était demeuré, une colombe
lumineuse qui s'avançait vers l'autel et éclairait toute l'église. Il
cessa de sonner, et courut vers la sacristie pour s'informer de ce que
c'était ; mais la colombe et la luimère disparurent dans le moment, et
S. Yves eut encore l'humilité de vouloir ensevelir cette seconde
merveille dans l'oubli, par de sévères défenses, comme il avit voulu y
renfermer la première.
Mais nous avons
assez parlé de ces faveurs célestes, qui ne peuvent, toutes éclatantes
et toutes remarquables qu'elles sont, nous donner des preuves plus
évidentes de la prédestination d'un homme, que celles qui résultent
d'une sainte vie couronnée par la persévérance et par une mort précieuse
aux yeux de Dieu. S. Yves eut quelques pressentiments de cette dernière
heure qui devait lui apporter la couronne de ses travaux. Placé
successivement dans deux paroisses, il avit desservi huit ans la cure de
Trédrez, et après la mort d'Alain le Bruc, Geoffroy de Tournemine, son
successeur dans l'évêché de Tréguier, lui avait donné la cure de
Lohanec. Il y avait environ dix ans qu'il était pasteur de cette église,
lorsque s'entretenant à Coetredans avec Tiphaine de Pestivien, dame de
Keranrais, d'une haute naissance et d'une grande piété, il lui dit
qu'il croyait qu'il arriverait bientôt à la fin de sa course. Comme il
n'avançait jamais rien en vain, ce discours affligea extrêmement la dame
de Keranrais. Elle voulut lui représenter que ce serait une grande
perte pour elle et pour tant d'autres qui profitaient des instructions
qu'il leur donnait et des exemples... "Laissons les exemples, madame,
lui dit S. Yves, et pour ce qui est de votre intérêt, souffrez que je
considère aussi le mien à la fin. La satisfaction que vous auriez
vous-même, ou quelque autre, d'avoir vaincu un ennemi, je la ressens
de l'approche de la mort, puisque je connais par là qu'enfin mon ennemi
est vaincu par la grâce de Dieu."
Quinze jours
après, quoiqi'il se trouvât extrêmement affaibli, il ne voulut rien
relâcher de ses occupations ordinaires, qui étaient de célébrer la
messe, d'entendre les confessions, et de prêcher. Le 13 mai 1303,
sentant que sa fin approchait, il fit une confession générale au recteur
du Minihy, après laquelle il adressa une exhortation très touchante aux
fidèles qui se trouvaient réunis dans la chapelle qu'il avait fondée, et
le jour de l'Ascension, il se confessa encore à Geoffroy de Loanno,
recteur de la Roche-Derien. La veille de l'Ascension, il voulut, quelque
accablé qu'il fut de son mal, dire la messe dans la chapelle de sa
maison de Kermartin, où il se trouvait depuis quelque temps. Il n'en fût
jamais venu à bout, et n'eût pu même s'habiller, sans le secours des
abbés de Begar et de Beauport, d'Alain de Bruc, l'archidiacre de
Tréguier, du seigneur de Kirrimel, et de plusieurs autres qui étaient
venus le voir, ce qui n'empêcha pas qu'après avoir congédié pour quelque
temps la compagnie, il n'entendit encore des confessions, surtout
celle d'une dame enceinte de la Roche-Derien, nommée Sybille, qui était
sa pénitente. Ce travail acheva d'épuiser ses forces. On le coucha
sur sa claie, d'où on ne le retira que pour le porter au tombeau. Yves
Parent, official, et quelques chanoines de Tréguier, qui lui rendirent
visite, ne purent gagner sur lui qu'on mit au moins de la paille dans
son lit, et qu'on lui donnât un oreiller. Il dit toujours qu'il n'en
était pas digne, et qu'il était à l'aise de cette façon. Tout occupé
de faire glorifier Dieu, il entretenait de choses spirituelles ceux qui
venaient le visiter, et ne paraissait pas songer à son état de maladie
; on fut obligé de le laisser comme il était, pour n'être pas
importun à un homme qui allait mourir ; mais ce ne fut pas sans une
grande édification qu'on remarqua combine l'esprit de mortification
l'accompagnait jusqu'à ses derniers moments. Il était couché tout
habillé, n'ayant qu'une pierre pour chevet et très-peu de paille qui
couvrait la claie sur laquelle il reposait.
Le
lendemain, ayant appris que tous ses paroissiens voulaient le voir en foule,
il fut touché de l'affection de ces bonnes gens, leur fit dire qu'il se trouvait
assez bien, et les pria de ne point prendre cette peine. Un d'entre eux, Guiomard
Haranen, le vit néanmoins le vendredi avec Derien de Boisaliou, et dit à S.
Yves : "Monsieur, vous n'êtes pas guéri, comme le pensaient vos gens. " - "Dieu
le sait," répondit-il, et il étendit aussitôt les mains vers son crucifix. Quelqu'un
lui aurait fait observer dans cette circonstance qu'il aurait été bon de chercher
un médecin, il ne répondit autre chose, sinon qu'il n'aurait jamais comme médecin
que Notre-Seigneur Jésus-Christ ; c'était dans ce divin Sauveur que ce saint
prêtre mettait toute sa confiance. Il avait au pied de son lit un crucifix sur
lequel il tenait sans cesse les yeux fixés. Le samedi soir, il sentit que les
forces commençaient à lui manquer absolument. Il demanda le saint viatique,
et le reçut avec une entière présence d'esprit et une dévotion très ardente
; après quoi Hamon Gorec, vicaire de l'église de Tréguier et recteur du Minihy,
lui donna l'extrême-onction. Il répondit à toutes les prières, et puis, n'ayant
plus rien à dire aux hommes, il perdit entièrement la parole pour ne s'entretenir
qu'avec Dieu, ce qu'il fit d'une manière affectueuse et tranquille jusqu'au
matin du dimanche 19 mai 1303 qu'il rendit l'esprit à Dieu, sans aucun effort,
et comme s'il se fut endormi. Celui qui entendit sa dernière confession assura
depuis en témoignage qu'elle fut générale de toutes sa vie, et qu'il avait reconnu
par là que S. Yves avait conservé une chasteté parfaite, et n'était jamais tombé
dans auun péché mortel.
La
mort, qui défigure tous les autres hommes, ne changea rien au corps de S. Yves
; au contraire, son visage parut riant et avoir plus de couleurs qu'il n'en
avait jamais eu pendant sa vie. Le lendemain, qui était le 20 mai, son corps,
après avoir été exposé dans la chapelle de Kermartin, fut, de là, porté solennellement
à l'église cathédrale. On l'y dépouilla de ses habits, c'est à dire de son surout,
de sa robe et de sa chemise. La dame de Keranrais eut sa ceinture de laine,
avec un morceau de cette chemise, dont le reste fut déposé parmi les reliques
de la cathédrale. Les autres habits, mis en pièces, ne furent pas conservés
moins précieusement. Une foule infinie de peuple vint baiser ce saint corps
et faire toucher des bagues et d'autres ornements, parce qu'on ne doutait nullement
que le saint prêtre ne fut déjà dans la jouissance du bonheur éternel que Dieu
a préparé de toute éternité à ses élus.
S.
Yves fut enterré dans l'église cathédrale de Tréguier, au haut de l'aile
collatérale de la nef, du côté du septentrion. Comme on faisait pour lui
le service du septième jour, dans la même église, Alain de Keranrais,
chevalier, aperçut un jeune homme courbé sur le tombeau de S. Yves. Il
lui demanda pourquoi il se tenait dans cette posture ; ce jeune homme
répondit qu'il était venu aveugle à ce tombeau, et qu'il y avait recouvré
la vue. Le récit de ce premier miracle pourrait nous engager naturellement
à donner le détail de tous les autres ; mais, comme le nombre en est trop
grand, nous nous contenterons de faire mention, pour l'édification du
lecteur, de quelques-uns des plus surprenants et des plus certains. Les
témoignages son t à l'épreuve des reproches des libertins, et les esprits
forts y trouveront une certitude capable d'étonner leur incrédulité.
Une
pauvre femme, de la paroisse de Plouguiel, dans le diocèse de Tréguier, étant
à Angers, où elle mendiait, eut la douleur d'y voir mourir, le jeudi saint,
un fils qu'elle avait, âgé de seulement cinq ans. L'enfant demeura mort pendant
trois jours, parce que la mère ne trouva aucun prêtre qui voulût l'enterrer,
à cause des solennités de ces saints jours. Un Breton, qui était alors dans
la même ville, suggéra à cette femme la pensée d'invoquer S. Yves, ce qu'elle
fit, en vouant de lui présenter un cierge de la grosseur et de la longueur de
son fils. Comme elle en mesurait le corps à cet effet, l'enfant recouvra la
vie, après avoir été mort pendant trois jours entiers, et il vécut encore jusqu'à
Noël. C'est de quoi rendirent témoignage, huit ans après, la mère, et sa fille
qui était présente à ce miracle.
L'année
même de la mort de S. Yves, C'est-à-dire le 7 septembre de l'an 1303, un jeune
homme de la paroisse de Prat, dans le diocèse de Tréguier, expira à trois heures
du soir, après huit heures de fièvre continue. Il lui sortit, après sa mort,
une grande quantité de sang ; son corps demeura pâle et froid, et sa mère, après
lui avoir fermé les yeux, l'ensevelit. Vers le milieu de la nuit, cette mère
affligée se mit à genoux, et adressant sa prière à S. Yves, elle lui dit : "Monseigneur
S. Yves, je croyais que vous étiez saint, et j'avais entendu dire que vous faisiez
des miracles. Je vous demande mon fils, et si vous me le rendez, je vous promets
de jeûner, pendant tout le reste de ma vie, le mercredi, le vendredi et le samedi,
au pain et à l'eau, et de ne jamais porter de linge." Le lendemain matin, il
s'assembla plus de deux cents personnes pour porter et accompagner le corps
à l'église ; mais, dans le moment qu'on allait l'envelopper dans le suaire,
sa mère le vit qui revenait à lui. Il demanda de l'eau à boire, et dit : " Ma
mère, vous vous m'avez donné beaucoup de peine." Il demanda ensuite : "Mon père
est-il ici ?" Il vécu, depuis, douze ans entiers. Sa mère et ses deux soeurs,
qui avaient aidé à l'ensevelir, rendirent plus tard témoignage de sa résurrection
devant les commissaires du pape. Le père était mort avant leur arrivée à Tréguier.
Une
petite fille du diocèse de Léon, âgée seulement de trois ans, mourut d'une fièvre
continue, un mardi, vers trois heures du soir. Sa mère et tous les assistants
la virent rendre le dernier soupir, et l'enfant demeura vingt-quatre heures
sans aucun signe de vie. On la veilla toute la nuit, et l'on prépara tout pour
sa sépulture. Avant que de lui rendre ce dernier devoir, la mère et quelques
autres personnes se mirent à genoux, et supplièrent S. Yves de rendre la vie
à cet enfant. Aussitôt ils furent exaucés, la fille recommença de vivre, et
les commissaires apostoliques, après avoir reçu longtemps après le témoignage
de la mère, assurent aussi qu'ils ont vu la fille en vie et en santé ; elle
était alors âgée de vingt ans.
Une
fille du même dioçèse de Léon était tombée dans une démence si furieuse,
qu'il fallait lui lier les pieds et les mains. Elle fut un an dans cette
affreuse maladie, et son père la conduisit inutilement dans les églises
de plusieurs saints. Enfin il vint au sépulcre de S. Yves, et sa fille
y demeura pendant sept jours, liée à l'ordinaire. Le huitième jour, ses
liens se défirent d'eux-mêmes, et la fille expira. Elle demeura dans cet
état jusqu'au lendemain, que l'on començ de l'ensevelir. Quand on eut
cousu jusqu'à la moitié du drap, le père dit : "Monseigneur S. Yves, je
vous voue ma fille Genevrette. Eh, comment porterai-je ces nouvelles à
sa mère, après avoir pris tant de peine pendant un an tout entier pour
sa guérison ?" Dans l'instant, la fille commença à remuer, et elle sorit
toute nue du drap où on l'ensevelissait. Elle vivait encore au temps de
l'enquête faite pour la canonisation de S. Yves, et, ne puvant parler
de sa mort elle-même que par ouï-dire, elle rendait témoignage qu'elle
se souvenait cependant bien de s'être trouvée nue, et d'avoir vue le drap
qu'on avait commencé à lui coudre sur le corps.
Une
femme de Guerrande, qui était enceinte d'environ sept mois, avait senti plusieurs
fois son enfant remuer ; mais, ayant été cinq jours sans qu'il fit aucun mouvement,
elle jugea par plusieurs fâcheux symptômes que son fruit avait perdu la vie.
Dans cet état elle se voua à S. Yves, et promit de lui présenter un cierge aussi
long et aussi gros qu'elle, si son enfant pouvait recevoir le baptème. Ce voeu
fait, elle se mit en chemin pour aller visiter le sépulcre du saint. Comme elle
entrait dans l'église de Tréguier, elle sentit son enfant remuer de nouveau.
Au bout de deux mois, elle accoucha d'un fils vivant, qui non-seulement fut
baptisé comme elle l'avait souhaité, mais qui vécut encore longtemps après.
Il avait dix ans lorsque l'on fit l'enquête pour la canonisation, et sa mère
le présenta aux commissaires apostoliques.
Une
femme du dioçèse de Quimper était depuis quinze jours dans les douleurs
de l'enfantement sans pouvoir se délivrer. Elle n'attendait plus que la
mort. Son corps était noir par la vivacité de ses douleurs, et, pour surcroît
d'affliction, elle était devenue goutteuse. Sa mère la voua à S. Yves,
pour obtenir de Dieu qu'elle mît au monde une créature vivante qui pût
recevoir le baptême. La jeune femme s'endormit, et donna, sans aucune
secousse et sans se réveiller, naissance à une fille, qui était mariée
lors de l'enquête, et vivait fort pieusement, jeûnant deux jours de chaque
semaine au pain et à l'eau.
Une
femme de Plestin, nommé Catherine, était paralytique et n'avait aucun usage
de ses membres. Elle ne pouvait se lever ni marcher. Ses bras inutiles étaient
pliés l'un sur l'autre ; ses mains fermées étaient sous ses aisselles sans qu'elle
put les porter à sa bouche ; ses jambes étaient collées l'une sur l'autre, et
ses pieds croisés étaient sans mouvement. On la porta au tombeau de S. Yves,
où elle persévéra pendant sept semaines à se recommander à ses prières avec
beaucoup de ferveur. Enfin, comme elle n'y recevait point de soulagement, on
la prit, on la lia sur un cheval, et on se mit en devoir de la ramener chez
elle. En approchant du pont d'Ars [i.e. Pont-Losket], éloigné de Tréguier
d'une lieue, elle tourna les yeux vers l'église où repose le corps du saint
prêtre, et s'écria : "Saint Yves ! sera-t-il donc dit que je m'en retournerai
malade ? O saint Yves ! que je vous sois redevable de ma délivrance !" Aussitôt,
elle se sentit environnée d'une clarté si grande, qu'elle se sentit réchauffée
; ses bras furent déliés, ses mains ouvertes, ses jambes détachées l'une de
l'autre, et ses pieds en liberté. Le domestique qui la conduisait dénoua les
liens qui la tenaient sur le cheval. Elle en descendit toute seule, et se rendit
à pied au tombeau de son libérateur, à qui elle offit ses voeux et ses actions
de grâces. Elle porta depuis témoignage de sa guérison devant les commissaires
apostoliques avec plusieurs autres personnes qui l'avaient vue malade et guérie.
Un
homme de Guerrande, perclus des jambes, se fit apporter à Tréguier dans un chariot,
et y passa cinq semaines à demander, par des prières continuelles, sa guérison
à S. Yves. Enfin, n'obtenant point l'effet de ses importunités, il compta avec
son hôte, et se préparait à se faire reporter chez lui. La nuit qui devait précéder
son départ, la chambre où il était couché parut si remplie de lumière, que l'hôte
et ses enfants témoins de cette merveille qui dura assez longtemps, crurent
que le feu était dans leur maison. Le malde les rassura, en leur disant que
S. Yves était avec lui ; et en effet, le lendemain matin ils virent cet homme
sur ses pieds, parfaitement guéri de cette paralysie, dont il avait été affligé
plus de quatre ans. C'est de quoi ils rendirent ensuite témoignage aux commissaires
apostoliques.
D'autres
témoins déposèrent avoir vu venir au tombeau de S. Yves un pèlerin, qui s'était
voué à ce saint pour être guéri d'une infirmité très-douloureuse, et qui, ayant
rendu une pierre de la grosseur d'un oeuf d'oie, fut entièrement guéri. D'autres
assurent avoir aidé à amener au tombeau du saint et y avoir vu guérie une femme
de Tréguier, paralytique, et qui avait une ouverture au côté par où l'on voyait
ses intestins. S. Yves lui était apparu, et lui avait promis que si elle visitait
son sépulcre, elle y recevrait la guérisson. Elle s'y fit mener, et elle éprouva,
par une guérison parfaite, qu'il était fidèle dans ses promesses.
Vers
l'an 1320 un Espagnol, nommé Miguel de Fontarabie, rencontrant un pauvre, qui
lui demandait l'aumône au nom de Dieu et de S. Yves, il lui donna une pite,
qui n'avait point de cours en Bretagne. Le pauvre la lui remit, et Miguel cracha
dans la main du pauvre, qui dit en breton : "Que Dieu et S. Yves vous le rendent."
Aussitôt l'Espagnol tomba par terren et, saisi de fureur, se mit à se frapper
lui-même, en criant qu'un homme vénérable, vêtu de blanc, le frappait cruellement.
Cette frénésie le tourmenta jusqu'à ce qu'il eût été faire sa prière au tombeau
de S. Yves, où il fut guéri. Laurent-le-saint de Tréguier, témoin de ce miracle,
assura aux commissaires apostoliques qu'il avait encore vu, la même année, venir
de Niort un homme qui, entrant dans l'église de Tréguier en chemise et en caleçon,
fit à l'official de F. Jean Rigaud, alors évêque de Tréguier, l'aveu qu'il
avait été pendu trois fois dans un jour et délivré, pour avoir invoqué S. Yves.
Nous
passons un nombre prodigieux d'autres miracles, comme d'aveugles et d'hydropiques
guéris, de tempêtes apaisées, de gens noyés ressuscités, d'incendies éteints
; de personnes prêtes à périr dans les naufrages, délivrées. Le peu que nous
avons rapporté suffit pour instruire le lecteur du crédit de S. Yves auprès
de Dieu, qui veut bien quelquefois changer et suspendre les lois de la nature
pour fortifier notre foi, et nous inspirer, par cet honneur qu'il fait à ses
saints, le désir de les imiter.
Tant
de merveilles qui avaient porté le nom et la gloire de S. Yves non-seulement
dans toutes les provinces de la France, mais encore dans les cantons les plus
reculés des royaumes étrangers, déterminèrent le duc Jean III à solliciter auprès
du pape Clément V la canonisation d'un homme dont Dieu avait déjà manifesté
si hautement la sainteté, les mérites et la gloire. Beaucoup d'autres princes
se joignirent au duc pour obtenir cette grâce du saint Siége, et, après la mort
du pape Clément, on recommença les mêmes instances auprès de Jean XXII. Le roi
et la reine de France appuyèrent les prières du duc, et la plupart des prélats
du royaume, du prmier et du second rang, s'unirent de concert pour solliciter
vivement la même affaire, aussi bien que l'Université de Paris, qui s'intéressait
particulièrement à la gloire de son élève. Le chapitre de Tréguier, par ses
lettres du samedi après la conception de la Vierge, de l'an 1329, donna procuration
à Yves de Bois-Bouessel, son évêque, et qui le fut depuis successivement de
Quimper et de Saint-Malo, d'aller à la cour d'Avignon poursuivre cette grande
affaire. Gui de Bretagne, frère du duc Jean, accompagna ce prélat dans le voyage,
et présenta au pape de nouvelles instances de la part du duc et de toute la
province. Jean XXXII se détermina enfin à envoyer en Bretagne des commissaires
apostoliques, à qui, par ses lettres du 26 février 1330, il donna pouvoir d'informer
de la vie et des miracles d'Yves fils d'Helor, prêtre du dioçèse de Tréguier,
avec ordre d'envoyer au saint Siége, par des exprès, l'information close et
scellée de leurs sceaux.
Les
commissaires nommés furent : Roger, évêque de Limoges, neveu du feu cardinal
Pierre de La Chapelle, qui avait été maître de S. Yves à Orléans ; Aiquelin,
évêque d'Angoulême, neveu de feu Guillaume de Blaye, évêque d'Angoulême, qui
avait aussi été maître de S. Yves dans la même ville d'Orléans ; et Aimeri,
abbé de Saint-Martin de Troarn dans le dioçèse de Bayeux. Ils se rendirent à
Tréguier, où l'évêque Yves de Bois-Bouessel leur présenta, le 23 juin de la
même année, dans la maison de Guillaume Tournemine, autrefois trésorier de l'église
de Tréguier, les lettres de commission du pape, et ses lettres de procuration
; après la lecture desquelles ils commencèrent l'exercice de leur commission
par l'audition de quelques témoins produits par l'évêque, ce qui dura depuis
le samedi, vigile de S. Jean-Baptiste, jusqu'au samedi après la fête de S. Pierre-aux-Liens.
Outre les témoins dont les dépositions furent écrites, il s'en présenta plus
de cinq cents, qui, après avoir levé la main vers l'église de Tréguier, par
forme de serment, déposèrent unaniment de la réputation constante de la sainteté
et des miracles du personnage en question ; réputation établie en France, en
Angleterre, en Espagne, en Gascogne, en Normandie, en Languedoc, et dans plusieurs
autres provinces des environs. Merian, abbé de Sainte-Croix de Guingamp, ayant
prêté serment sur le livre des Evangiles, parla au nom de toute cette multitude,
et jura sur leur âme sur la sienne que tout ce qu'ils disaient était vrai. Les
commissaires se rendirent à l'église cathédrale, et virent
le tombeau de S. Yves environné d'un grand nombre de pèlerins,
d'aveugles, de paralytiques, de furieux, de malades de toutes sortes, qui faisaient
des voeux et des prières à S. Yves pour être guéris
de leurs maux. Ils remarquèrent vingt-sept navires d'argent suspendus
sur le tombeau, plus de quatre-vingt-dix autres vaisseaux de cire, une grande
quantité d'autres figures de cire, qui représentaient des yeux,
des mains, des bras, des jambes, des pieds, des mamelles, avec des suaires,
des potences de bois, et autres monuments suspendus au même lieu, en mémoire
des miracles qui avaient été faits par les mérites de S.
Yves. Ils purent être les témoins eux-mêmes d'une merveille
toute récente, attesyée avec serment par tous leurs gens, qui
est que la tombe posée sur le lieu de la sépulture de S. Yves,
sur laquelle on avait gravé la figure de sa tête, et qui éatit
auparavant de niveau avec le reste du pavé de l'église, s'éleva
comme d'elle-même de plus de deux pouces de haut, dès le moment
que les commissaires commencèrent leurs fonctions. Dans tous le cours
de l'enquête, il y eut deux cent quatre-vingt-dix-neuf témoins
entendus, tant sur la vie que sur les miracles. Le procès-verbal, scellé
par les commissaires, fut porté au pape jean XXII par l'évêque
d'Angoulême. Le pape commit trois cardinaux pour recevoir le procès-verbal
et entendre le rapport de l'évêque : le cardinal-prêtre de
Sainte-Prisque, depuis pape, sous le nom de Benoît XI ; Jean, évêque
de Porto ; et Luc, cardinal-diacre du titre de Sainte-Marie in via lata. On
fit des extraits de ce procès, selon la coutume, et l'on en distribua
des copies à tous les cardinaux. Mais d'autres affaires interrompirent
celle-là, et les Bretons eurent la douleur de voir la canonisation de
S. Yves suspendue. Dans le temps qu'on se disposait à Tréguier
à faire l'enquête dont nous venons de parler, l'évêque
du lieu avait ordonné dans un synode à tous ses curès d'indiquer
un jeûne pour le mercedi après la Trinité, qui serait observé
par tous ceux qui en auraient l'âge et la force, accompagné le
même jour d'une messe du Saint-Esprit dans toutes les églises du
diocèse, pour demander à Dieu qu'il lui plût de faire de
nouveaux miracles par l'intercession de monseigneur Yves, fils d'Helor. Alain,
sucesseur d'Yves de Bois-Boissel, n'attendit pas la décision du pape
pour établir un culte publicà l'honneur de S. Yves. Dans un synode
qu'il tint l'an 1334, il ordonna que, les temps de l'Avent, du Carême
et de Pâques, tous les lundis qui ne seraient point occupés par
quelque fête solennelle, on fit l'office public du bienheureux Yves, comme
il ordonnait par le même règlement de faire l'office de S. Tugdual
les jeudis et celui de la bienheureuse Vierge les samedis, en pareil cas. la
dévotion au saint augmenta encore beaucoup après sa caninisation,
et s'est conservée jusqu'à nos jours. Il y a peu d'églises
dans l'ancien diocèse de Tréguier qui n'aient un autel ou au moins
une statue de S. Yves. Son culte s'étendit bientôt dans toute la
Bretagne, et même dans les autres provinces du Royaume etles pays étrangers.
Des paroisses de l'ancien diocèse de Noyon en Picardie l'ont pour patron.
On admirait dans la sainte chapelle de Dijon sa statue en marbre, qui était
un chef-d'oeuvre. En 1440, une confrérie fut établie en son honneur
dans la cathédrale de Tréguier, et, dans le même siècle,
plusieurs princes visitèrent son tombeau. En 1469, Charles, frère
du roi Louis XI, et le duc de Guienne, vinrent à Tréguier pour
faire ce pèlerinage, et le second voulut passer la nuit entière
près du tombeau. Milord Stuart, neveu du roi d'Angleterre, y vint avec
la même intention en 1489.
Nous apprenons, par
le discours que le pape Clément VI prononça vant la canonisation
de S. Yves, le 18 mai de l'an 1347, une chose ignorée par les historiens
de Bretagne, qui est que le duc de cette province, non Charles de Blois,
mais Jean de Montfort, son concurrent, délivré de prison
en 1344, alla lui-même solliciter cette grande affaire au consistoire
à Avignon et rendit publiquement témoignage de deux miracles
nouveaux faits par l'intercession de S. Yves : le premier qu'ayant été
lui-même malade à l'extrémité, et désespéré
des médecins, il s'était voué à S. Yves, et
avait été si parfaitement guéri que, deux ou trois
jours après, il avait leu la force d'aller à pied au tombeau
du saint. Le second, attesté ainsi que le premier par les baraons
qui étaient avec lui, était q'un vaisseau chargé
de fourrures ayant fait naufrage, et étant demeuré trois
jours sous l'eau, en avait été relevé miraculeusement
après avoir été voué au saint par les marchands
à qui il appartenait ; et ce qui avait été aussi
surprenant, c'est que les fourrures n'étaient ni mouillées
ni endommagées. Le pape témoigne lui-même que, cette
même année 1347, S. Yves lui était apparu pour lui
reprocher la lenteur avec laquelle il procédait à sa canonisation.
Il se détermina donc
à finir une affaire qui traînait depuis dix-sept ans, et
deux raisons de convenances lui firent croire, comme il le dit, que l'honneur
de cette décision lui était réservé ; la première,
c'est que comme le duc Jean était Breton du côté de
son père, et S. Yves aussi Breton, il devait aussi être censé
Breton (lui Clément VI), puisqu'il était du pays de Limoges,
qui était tombé par alliance sous la domination des ducs
de Bretagne. La seconde raison de convenance, c'est que comme S. Yves
avait été couronné au ciel le 19 mai, dans sa cinquantième
année, lui Clément VI avait été couronné
pape au même jour, à l'âge de cinquante ans. Il fit
donc revoir toutes les pièces du procès par deux cardinaux,
Pierre, évêque de Sabine, cardinal-prêtre du titre
de Sainte-Anastasie, et Galhard, cardinal-diacre du titre de Saint-Lucie
in silice, qui en firent leur rapport au consistoire. Le pape y
prononça un grand discours en forme de préliminaire, le
18 mai de l'an 1347, et après y avoir exposé l'état
des choses, il demanda l'avis de tous les prélats qui étaient
à la suite de la cour et au consistoire. Son discours fut suivi
de plusieurs autres, en forme de conférences. Le premier fut prononcé
par Maurice Heluy, procureur de S. Yves, et chargé de solliciter
sa canonisation. Il prit pour texte ce passage du chap. 22 de l'Apocalypse
: " Que le saint soit encore sanctifié. " Le second discours
fut celui du patriarche d'Antioche, sur ce texte tiré du 4e livre
des Rois, chap. 4 : " Je reconnais que cet homme-là est saint."
L'archevêque de Narbonne, Pierre Le Juge, cousin du pape Benoit
XI, devait parler ensuite, et avait pris pour texte ces mots du chap.
43 de l'Ecclésiastique : " Exaltez-le autant que vous pourrez
; il est encore au-dessus de toutes les louanges ;" mais étant
tombé malade, il ne put prononcer son discours. Sa place fut remplie
par Amanieu, archevêque de Bordeaux, qui prit pour texte ces mots
: " Cet homme était véritablement juste." Après
lui parla Olivier Saladin, évêque de Nantes, sur ces mots
: " Je louerai le Seigneur et l'invoquerai ; " et employa une
division prise d'un sermon de S. Augustin sur l'Oraison dominicale, où
ce saint père npous enseigne que celui qui prie doit éviter
deux choses, de demander ce qu'il ne doit pas demander, et s'adresser
à qui il ne doit pas s'adresser. L'évêque de Mirepoix
suivit celui de Nantes, et prit pour texte ces paroles tirées du
chap.6 des Nombres : " Celui que le Seigneur aura choisi sera saint.
" Gonsalve d'Aguilar, évêque de Sagunte, et depuis archevêque
de Tolède, parla ensuite sur ces mots du 8e chap. de S. Luc : "
Il est digne que vous fassiez cela pour lui." Ce discours fuit suivi
de celui de frère Jourdain le Court, de l'ordre de Saint-François,
évêque de Trivento dans l'Abruzze, qui prit pour texte ces
paroles tirées de la première épitre de S. Pierre
: " Que Dieu soit honoré partout." Mais au lieu du mot
de Dieu, par une allusion pareille à celle dont s'était
servi le pape dans son discours, il avait employé le mot d'Eloï,
qui signifie Mon Dieu dans la langue hébraïque, et
que le pape, aussi bien que cet évêque, prétendait,
par erreur de fait, être le nom de famille de S. Yves au lieu d'Hélori.
Ainsi ce prélat franciscain croyait avoir trouvé une chose
merveilleuse d'être autorisé par S. Pierre à demander
que Héloï, c'est-à-dire S. Yves, fils d'Hélor,
fut honoré partout. Il fut suivi d'un religieux de l'ordre des
Ermites de Saint-Augustin, appelé frère Geoffroi, que le
pape avait fait cette même année évêque de Ferns
en Irlande. Il prit pour texte ces mots de Jésus-Christ dans S.
Jean, cbap. 17 : " Père ! l'heure est venue, glorifiez votre
Fils. " Son but, comme celui de tous les autres orateurs, était
de faire entendre au pape qu'il fallait passer outre, et procéder
à la canonisation. Le pape conclut par un discours final, où
il prit pour texte ces paroles du 12e chapitre d'Isaïe : " Réjouis-toi,
demeure de Sion, et chante des louanges, parce que le saint d'Israël
qui est au milieu de toi est grand. " Il s'étendit fort au
long sur les mérites de la cause et sur l'autorité qu'a
l'Église dans de pareilles matières. Il fit chanter le Veni
Creator pour implorer les lumières du Saint-Esprit, et puis
il prononça son jugement en ces termes : " A l'honneur de
Dieu tout-puissant, Père, Fils et Saint-Esprit, pour l'exaltation
de la foi et l'augmentation de la religion chrétienne, par l'autorité
de Dieu même, celle des bienheureux apôtres Pierre et Paul,
et la nôtre, de l'avis unanime de nos frères, nous décernons
et ordonnons que dom Yves, fils d'Hélor, de bonne mémoire,
jadis prêtre du diocèse de Tréguier, soit inscrit
au Catalogue des saints, et honoré de tout le monde comme saint.
Et à cet effet nous l'inscrivons au Catalogue des saints, et ordonnons
que sa fête soit célébrée tous les ans par
l'Église universelle le 19 mai, qui est le jour de sa mort, et
qu'on fasse son office avec solennité et dévotion comme
d'un confesseur non pontife. De plus, par la même autorité,
nous remettons sept ans et sept quarantaines de pénitences enjointes
à tous ceux qui assisteront à la cérémonie
de l'élévation de son corps, ou à la première
fois qu'on fera son office public dans l'église de Tréguier,
pourvu qu'on se soit confessé et qu'on soit touché d'un
véritable repentir ; un an et une quarantaine, chaque jour dans
les octaves, tant de l'élévation du corps que de la première
solennité ; pareille faveur à ceux qui visiteront le sépulcre
du saint chaque année le jour de sa fête natale ou de celle
de son élévation ; et cent jours pour ceux qui lui rendront
le même devoir pendant les octaves de ces deux fêtes. On dira
le Te Deum laudamus avec l'oraison qui a été faite
pour lui, ensuite le Confiteor et l'absolution à la manière
accoutumée ; on donnera indulgence de sept ans et de sept quarantaines,
et enfin nous nous revêtirons et célèbrerons la messe
en son honneur. "
Le corps de S. Yves fut
levé de terre le 27 octobre 1347, et placé dans un tombeau le
29 du même mois, jour auquel la fête de sa translation est encore
indiquée dans les anciens calendriers des églises de Saint-Brieuc
et de Léon. Son jour natal, avec office double, est marqué dans
tous les anciens calendriers de la province le 19 mai. Cette fête se célèbre
dans tous les diocèses de Bretagne. Plusieurs d'entre eux faisaient même
celle de la translation, mais elle ne subsiste plus qu'à Tréguier,
où elle est placée au dernier dimanche d'octobre, avec office
propre. La fête du 19 mai était autrefois de précepte dans
cet ancien diocèse. Elle fut remise au quatrième dimanche après
Pâques en 1780, époque à laquelle les évêques
de la province ecclésiatique de Tours réduisirent, par leur ordonnance
du 8 mai, le nombre des fêtes chomées. C'est maintenant le dimanche
ci-dessus indiqué que la ville de Tréguier honore son saint patron
par un office solennel, qui consiste surtout dans une procession instituée
de temps immémorial, et dans laquelle on porte le chef de S. Yves jusqu'à
l'ancienne chapelle de Kermartin, aujourd'hui église du Minihy, où
l'on chante une grand'messe. Les Bollandistes nous apprennent qu'on faisait
autrefois une autre procession avec le chef, la veille de la fête, dans
l'intérieur de l'église cathédrale de Tréguier.
Dès l'année
qui suivit celle de la canonisation, quelques Bretons qui étaient à
Paris résolurent d'ériger une confrérie à l'honneur
de S. Yves, de bâtir une chapelle, ou église collégiale
sous son nom, et d'y fonder quelques bénéfices. Ils en demandèrent
la permission à Foulques, évêque de Paris, qui l'accorda
volontiers, comme on le voit par ses lettres du lundi après l'Assomption
de l'an 1348. Cette chapelle, qui a subsisté jusqu'en 1823, fut bâtie
dans la rue Saint-Jacques, et faisait le coin de la rue des Noyers. Le même
évêque lui donna droit de cimetière en 1357. C'était
dans cette chapelle que se trouvait la confrérie du saint, ordinairement
composée d'avocats. Jean V, duc de Bretagne, à la prière
de frère Jean le Denteuc, son confesseur, de l'ordre des frères-prêcheurs,
fonda un monastère du même ordre à la chapelle de la Trinité,
auprès de Guerrande, dont il mit la première prière le
10 mars de l'an 1409, et voulut que l'église de cette mission religieuse
fut dédiée à S. Yves, ce qui fut exécuté
par Guillaume de Malestroit, évêque de Nantes, le 16 septembre
de l'an 1441. La chapelle de Kermartin, qui portait autrefois le nom de Notre-Dame,
a pris celui de S. Yves depuis sa canonisation. L'Université de Nantes
s'était mise sous la protection du même saint, qui avait une jolie
chapelle au haut de la rue des Halles. Il y a dans la ville de Rennes un fameux
hôpital et une église, qui portent le nom de S. Yves. A Rome, une
église est dédiée au même saint, et se nomme Saint-Yves-des-Bretons.
Elle leur avait été accordée en 1456, et avait le titre
de paroisse. Ce titre fut supprimé par Grégoire XIII, puis rétabli
; elle a eu un chapelain jusqu'en 1826. On en voit partout un grand nombre d'autres
bâties en son honneur ; en un mot, sa mémoire est dans une vénération
universelle ; preque tous les diocèses de France lui rendent un culte
particulier, même dans les provinces les plus éloignées.
On a composé divers offices en son honneur, et l'église de Tréguier
en a eu successivement plusieurs. Dans les hymnes de celui qui était
en usage au commencement du XVIIIe siècle, on donnait aux juges des leçons
très-sévères. A cet office en a succédé un
autre, qui se trouve dans le Propre de 1770, et dont on se sert aujourd'hui
dans cette église ; il n'est pas rédigé avec beaucoup de
goût, celui de la chapelle S. Yves de Paris est mieux composé.
Le duc Jean V, qui avait
une dévotion particulière pour lui, et qui voulut même avoir
sa sépulture dans l'église de Tréguier, par un principe
de confiance aux mérites de ce saint, dont il avait souvent ressenti
l'effet en plusieurs occasions, fonda d'abord un office en son honneur, et lui
fit élever un magnifique tombeau sur le lieu de sa première sépulture.
L'ouvrage en était délicat, quoique d'un goût bizarre et
gothique, et les bas-reliefs du tombeau, assez bien exécutés,
représentaient une partie des victoires de Jean le Conquérant,
père de Jean V, comme pour marquer la reconnaissance dont le père
avait chargé le fils de laisser des témoignages publics. Ce tombeau,
pour la construction duquel le duc donna trois cent quatre-vingts marcs et sept
onces d'argent, consistait en un cercueil de belle pierre blanche du pays, ayant
presque la dureté et le poli du marbre. Sur les faces latérales
étaient scuptés les bas-reliefs dont on vient de parler. L'intérieur
renfermait les ossements du saint, dont on voyait la statue couchée sur
le tombeau. Le monument était couronné d'un petit dôme de
pierre, scupté avec beaucoup d'art, et il était entouré
d'une grille en fer. On n'entrait dans cette enceinte qu'ave respect, et les
prêtres n'y allaient que revêtus du surplis et de l'étole.
Pourquoi faut-il que nous ayons à déplorer la perte de ce monument
vénérable ? En 1793, les soldats d'un bataillon révolutionnaire,
composé de Parisiens, portant le nom du Temple, et alors en garnison
à Tréguier, forcèrent les portes de l'église cathédrale,
brisèrent le tombeau de S. Yves, et en jettèrent les débris
à la mer. Ils s'emparèrent en même temps des ornements qu'ils
trouvèrent dans la sacristie, s'en revêtirent et se promenèrent
ainsi dans la ville, simulant un convoi funèbre ; mais celui qui faisait
le mort fut frapré subitement de maladie, et mourut effectivement dans
la nuit suivante. Les autres acteurs de cette farce sacrilège furent
bientôt atteints d'un mal contagieux qui les enleva pour la plupart. C'est
un fait qui était à Tréguier de notoriété
publique, et dont les anciens habitants peuvent encore attester la vérité.
Quand
on fit l'élevation des reliques de S. Yves, la tête fut mise à
part pour être conservée dans le trésor de l'église,
et le reste fut laissé dans le tombeau. Ce chef fut depuis renfermé
dans un buste d'argent, et quelques ossements dans un bras du même métal.
Ils étaient conservés dans l'ancienne cathédrale de Tréguier,
lorsque, à l'époque de la révolution, les église
ayant été spoliées, les précieux reliquaires furent
enlevés par les agents du gouvernement, qui, heureusement, respectèrent
les reliques qu'ils contenaient. En 1793, on les cacha dans un caveau de l'église
; le 28 avril 1801, elles en furent retirées et reconnues par M. l'abbé
de Saint-Priest, vicaire général du diocèse, qui fit dresser
procès-verbal de cette reconnaissance. Elles sont maintenant dans un
beau reliquaire de bronze doré, donné par monseigneur de Quelen,
archevêque de Paris. Ce chef du saint est entier et bien conservé.
On remarque que la mâchoire inférieure s'est aplatie, et ne se
rejoint plus parfaitement à la mâchoire supérieure, ce qui
provient, suivant l'explication qu'un habile chirurgien nous a donnée,
de la terre qui a pesé sur elle dans la fosse après l'inhumation,
et qui a produit l'aplatissement de cette partie. Le roi de Chypre, à
qui un miracle fait en sa personne avait donné autant de reconnaissance
pour S. Yves, qu'il s'était auparavant senti de dévotion pour
lui, pria Charles de Blois, son cousin, duc de Bretagne, alors sorti des prisons
d'Angleterre, de lui envoyer quelques portions des reliques de ce saint prêtre.
Charles se rendit à Tréguier avec la duchesse, son épouse,
et s'adressa à frère Yves ou Even le Begaignon, évêque
du lieu, religieux de l'ordre de Saint-Dominique, ci-devant pénitencier
du pape, et depuis cardinal. Le prélat et les chanoines montrèrent
à Charles de Blois les reliques de S. Tugdual et celles de S. Yves, et
lui en donnèrent quelques portions pour le roi de Chypre. Charles leur
en témoigna sa reconnaissance par de grandes exemptions qu'il leur accorda
par lettres patentes du 24 juin de l'an 1364. Le mêm prince avait aussi
obtenu de l'évêque de Tréguier une portion d'une côte
de S. Yves ; voulant en enrichir son duché de Penthièvre, il en
fit présent à l'église Notre-Dame de Lamballe, en porta
lui-même la relique, pieds nus, en procession, tant à l'église
des Augustins de la même ville qu'à celle de Notre-Dame, qui sont
assez éloignées l'une de l'autre. Cependant la peine ne le rebuta
point, quoiqu'on ait remarqué qu'il avait les pieds tout en sang dès
les Augustins. Le même prince, peu avant la bataille d'Aurai, étant
à Rennes, mit d'autres portions des mêmes reliques dans l'église
cathédrale, dans celles de Saint-Georges et de Saint-Melaine, où
il les porta lui-même, trois jours consécutifs, en procession,
et les pieds nus. Il s'est fait plusieurs autres distributions des reliques
de S. Yves : la chapelle dédiée au saint, à Paris, possédait
une de ses côtes et un doigt. Les religieux de Picpus de la même
ville, et les religieuses de Sainte-Elisabeth, ainsi que les Bénédictines
du Val-de-Grâce, avaient, dans leurs églises, des reliques de S.
Yves. Les Franciscains de Nazareth, à Paris, en obtinrent également,
en 1643, de M. Noël Deslandes, évêque de Tréguier,
qui en donna encore aux Dominicains de la rue Saint-Jacques, ses anciens confrères.
Dans le même siècle, un prêtre du diocèse de Tréguier
en porta un ossement à Rome. La relique des pères de Nazareth
était un fragement d'humérus, qui n'a pas été perdu.
L'église de Tréguier conserve des morceaux considérables
d'os de bras et de jambes dont elle a fait part à l'église du
Minihy, dépositaire du Bréviaire du saint prêtre. L'église
de Chartres vénérait la moitié de son cilice et de sa tunique,
qui lui avaient été donnés, en 1348, par Roger, évêque
de Bourges, qui les avaient apportés de Bretagne, et de plus une parcelle
d'os de bras qu'elle tenait d'Adrien d'Amboise, évêque de Tréguier
dans le XVIIe siècle. Philippe de Luxembourg, évêque du
Mans, cardinal et légat en France, se trouva possesseur de trois parties
considérables de ces ossements sacrés, dont il fit présent,
le 4 mai de l'an 1516, au roi François 1er. Le roi, après son
entrée dans Milan, les donna, le 6 novmebre de la même année,
au Montferrat, pour les porter à Emmanuel 1er, roi de Portugal, et à
la reine Marie d'Aragon, son épouse. Depuis, Antoine 1er, qui se dit
roi de Portugal après la mort de don Sébastien, les donna, le
3 avril 1594, à don Emmanuel, prince de Portugal, à Paris, et
celui-ci les déposa dans l'abbaye de Saint-Sauveur d'Anvers, de l'ordre
de Citeaux, où elles furent reçues et placées dasn le trésor,
après avoir été visitées et vérifiées
par Aubert le Mire, évêque de cette ville, l'an 1620. En 1671,
il s'en fit une translation sollennelle avec beaucoup de magnificence. Les religieux
de cette abbaye en donnèrent une esquille, en 1675, à un seigneur
du pays, qui en fit part à beaucoup d'autres, et particulièrement
à la confrérie des jurisconsultes de Gand, dévouée
à S. Yves, et qui voulut commencer les exercices de son union le jour
de la fête du saint, le 19 mai de l'an 1677. Le conseil de Malines, touché
d'une sainte émulation, voulut témoigner autant de zèle
pour la gloire de S. Yves qu'en avaient marqué ceux de Gand. C'est pourquoi
ils prièrent, l'an 1679, leur vice-président du conseil d'écrire
à l'abbé de Saint-Sauveur d'Anvers, afin d'obtenir de lui quelque
morceau des reliques de S. Yves, pour être placées dans l'oratoire
de la congrégation des Jésuites de Malines. L'abbé se rendit
aux prières du vice-président, et l'évêque d'Anvers
s'étant rendu à Saint-Sauveur, le 19 janvier de l'année
suivante, tira du reliquaire une portion de ce qu'on y conservait des ossements
de S. Yves, qu'il porta lui-même à Malines, et et la délivra
à la congrégation des magistrats et des jurisconsultes, qui tenait
ses assemblées dans l'oratoire des Jésuites, où elle fut
déposée le 2 février, et placée sur l'autel avec
solennité le 19 mai suivant. En 1682 les jurisconsultes de Louvain obtinrent
une pareille faveur de l'abbé de Saint-Sauveur d'Anvers, et la portion
des reliques de S. Yves, qui leur fut donnée, fut portée le 19
mai, en grande pompe, à l'église collégiale de Saint-Pierre
de Louvain. Cette dévotion des jurisconsultes à S. Yves était
commune à presque tous les pays catholiques. A Naples, ils ont une belle
chapelle qui leur est dédiée dans une des églises les plus
remarquables de la ville. En France, les avocats l'honoraient comme leur patron
et célèbraient sa fête. Le parlement de Rennes la chômait
et vaquait ce jour. Froissart, historien du XIVe siècle, dit que les
Bretons avaient pris le nom de S. Yves pour leur cri de guerre, comme les Français
celui de S. Denis. Une confrérie fut érigée à Rome,
en 1515, en l'honneur de S. Yves, dans l'église de son nom, par le pape
Léon X, à la prière de la reine Anne de Bretagne. Nous
verrons dans la vie de Charles de Blois que ce prince fit élever des
autels à Bruges, en l'honneur de S. Yves, avant même qu'il fut
canonisé.
Le martyrologe romain, ainsi
que ceux d'Auxerre et d'Evreux font, au 19 mai, un bel éloge du saint
prêtre. Baillet dit de lui qu'il a laissé aux curés, surtout
à ceux de la campagne, le modèle le plus achevé d'une vie
vraiment pastorale qu'on eût peut-être encore vue dans l'Eglise
de France parmi les pasteurs du second ordre.
S. Yves a été
un homme admirable et l'un des serviteurs de Dieu les plus remarquables des
temps modernes. Eclairé des plus vives lumières et animé
de l'esprit de l'Evangile, il comprit de bonne heure que toute la perfection
chrétienne consiste dans la pratique de l'amour de Dieu et du prochain.
Afin d'accomplir le premier de ces deux préceptes et de faire régner
en maître l'amour divin dans son coeur, il se combattit lui-même
sans relâche, triompha de l'amour-propre par l'humilité, et dompta
sa chair par la mortification. Sa vie toute entière fut condacrée
à l'exercice de la charité envers le prochain, vertu qu'il porta
jusqu'à l'héroïsme et qui lui a mérité de si
justes éloges. Qu'il est consolant pour les Bretons de trouver dans l'un
de leurs compatriotes un modèle si parfait de la vie chrétienne,
et combien ils doivent être encouragés par ses exemples à
marcher dans les voies de la sainteté ! Et eux aussi ils peuvent dire
comme le jeune Tobie : Filii sanctorum summus, « Nous sommes les
enfants des saints, » puisque S. Yves a enfanté leurs ancêtres
à Jésus-Christ par ses éloquentes prédications,
et qu'il est encore leur père et leur protecteur dans le ciel.
Les révolutions politiques
ont pu dépouiller de ses plus précieux avantages la ville qui
vit naître autrefois S. Yves dans son territoire, mais elles ne parviendront
jamais à obscurcir la gloire qu'elle possède d'avoir donné
à l'Eglise un si digne serviteur de Dieu, et à la société
un si grand homme de bien.
[note de l'abbé
Tresvaux sur la chapelle du Minihy :
Cette chapelle, assez grande, est de construction gothique. Elle était
ornée d'un beau clocher à flèche, qui avait été construit en 1418, par
Alain Menou, maçon, à raison de quatre sous la toise, et qui fut
démoli en 1820, parce qu'il menaçait ruine. On remarquait dans cette
chapelle un grillage en bois de forme gothique, qui séparait le choeur
de la nef, et qui était d'un travail admirable, mais qu'il a fallu
enlever, à cause de sa vétusté. Près de la chapelle était un petit
oratoire, où se trouvait un autel et une grande crédence en pierre,
avec un espace ouvert au milieu du massif : c'était pour servir aux
fidèles qui voulaient passer sous les reliques de S. Yves, qu'on y
déposait lors des processions. Cet oratoire, très-curieux, surtout par
un bas-relief qui s'y voyait et qui représentait les anciens costumes
du pays, a disparu lors de la reconstruction du clocher. La paroisse du
Minihi, qui de temps immémorial était desservie à l'un des autels de
la cathédrale de Tréguier, a maintenant pour église, depuis le
concordat de 1801, la chapelle de Kermartin. Cette chapelle avait
autrefois un chapelain en titre. En 1554, un Italien, nommé Venturini,
venu à la suite du cardinal de Ferrare, évêque de Tréguier, en était
le titulaire. Ce pèlerinage est encore assez fréquenté.]
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